— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Mais Mc Cash jurait dans sa barbe. La bénévole regarda Alice comme on se penche sur le vide :
— C’est toi, Alice, qui veux voir M. Le Guillou ?
Sa voix était du bois sec, Alice un vaisseau pris dans la glace. Elle n’avait pas envie de parler. Ce n’était pas à elle de parler. Elle serait le silence immortel.
Sainte-Perse se tourna vers le borgne.
— On peut savoir pourquoi vous le cherchez ? fit-elle d’un ton qui exigeait une réponse.
— Non.
Mc Cash attrapa Alice prisonnière du carrelage et repartit par où ils étaient venus — cette vieille chouette fardée lui rappelait la mère Thatcher.
La route de Pleumeleuc était dégagée, la neige solidaire des talus. Patrick Le Guillou habitait une longère isolée du voisinage par un bosquet d’arbres faméliques. Une Citroën était garée devant le portail de bois blanc — la voiture du directeur, d’après Alice. Mc Cash parqua la BM un peu plus loin.
Ils marchèrent jusqu’au portail mais personne ne répondit lorsqu’il fit retentir la cloche.
— Il n’a pas d’autre voiture, Le Guillou ? demanda Mc Cash.
Alice haussa les épaules :
— Je l’ai toujours vu avec celle-là.
Rase campagne, quelques buses au-dessus de champs à peine perturbées par la ligne de TGV qui fusait au loin : l’Irlandais actionna la poignée du portail, constata qu’il était ouvert… Il y avait une terrasse de pierres grises, un barbecue noyé d’eau de pluie, un long jardin d’herbes grasses mais aucune lumière à l’intérieur de la longère. Il était pourtant bientôt cinq heures du soir.
Alice suivit ses pas dans la cour de gravier. Mc Cash tambourinait déjà à la porte. N’obtenant toujours pas de réponse, il colla sa tête à la vitre et, ignorant les yeux interrogateurs de la gamine, réajusta son bandeau.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Mc Cash faisait une drôle de tête.
— Rien, dit-il. Reste là.
Il la planta près du puits de lierre et se dirigea vers la grange au fond du jardin. Le Meu coulait à quelques encablures, faisant la jonction un peu plus loin avec le Garin. Le sens du courant confirmait que la fillette avait pu dériver avant de s’échouer dans la vase…
Ses chaussures étaient trempées lorsque Mc Cash poussa la porte vermoulue. La grange était ouverte aux quatre vents, avec ses ustensiles folkloriques, ses outils, et la bise comme une plainte diffuse qui en fendait les planches… Le Guillou était là, allongé sur la terre battue, la tête prise dans un sac plastique. Il ne bougeait plus, le pantalon descendu sur les chevilles…
Mc Cash se rétracta. Une lame avait jailli dans son dos, à hauteur de la gorge. Rapide, précise, elle découpa sa chair avec une facilité déconcertante : il avait eu juste le temps de plaquer sa main sur sa gorge pour protéger la jugulaire. Le sang coula aussitôt, inondant le creux de sa main. Le tueur voulut retirer le couteau mais l’ex-flic tenait fermement la lame ; l’acier coupait les chairs mais il ne la lâcherait pas.
Mc Cash se retourna en chuintant de douleur. La perception qu’il eut du tueur fut très brève : un masque de cire, deux yeux froids dans la pénombre, un corps emmitouflé, corpulent, qui vacilla sous le choc de son poing, expédié en pleine face.
Le Celte avait les phalanges assez dures pour cogner fort et une vivacité de rat : un flot de larmes aveugla le tueur qui, le nez cassé sous l’impact, recula d’un pas. Il jura dans sa langue, cherchant toujours à dégager sa lame. Un accent slave. Les deux hommes s’empoignèrent furieusement. Dans le corps à corps, Mc Cash lui décocha un coup de tête et se fendit le crâne sur une dent. Sa paume était profondément ouverte, enfin il avait réussi à saisir le manche ; de l’autre main, il tenta de lui arracher les yeux mais l’homme au trench-coat le repoussa. Ne cédant rien, Mc Cash se colla à son visage et le mordit aux lèvres. Le tueur lâcha un cri tandis qu’usant de tout son poids, le borgne le précipitait à terre. Ils roulèrent sur les outils rouillés qui traînaient là. Tirant d’un coup sec, l’homme dégagea la lame de l’emprise de Mc Cash et se rua vers lui, une trajectoire mortelle qui tout à coup se bloqua.
L’homme ne comprit pas tout de suite : c’est quand il vit la fourche plantée dans sa jambe qu’il fléchit. Empalé, il ne sentit d’abord plus rien. Le choc l’avait comme anesthésié. Seulement il ne pouvait plus bouger.
Mc Cash se tenait recroquevillé contre l’établi, haletant. Avec la peur, ses doigts s’étaient tétanisés sur le manche de la fourche. Face à lui, le tueur restait immobile, baragouinant des insultes, en proie à un mauvais songe : le sang affluait à ses lèvres et un autre filet commençait à couler le long de ses jambes, qui déjà inondait ses chaussures… Mc Cash retira la fourche : comme privé de son tuteur, l’homme s’affaissa. Une auréole apparut sur son pantalon beige, une auréole qui grossit très vite…
L’Irlandais se redressa, et mit quelques secondes avant de réaliser que l’artère fémorale était touchée. Il serra les dents : la douleur fut plus vive lorsqu’il vit l’entaille béante au creux de sa main. Il se tourna vers son agresseur, à genoux.
— Tu n’en as plus que pour quelques minutes, dit-il d’une voix blanche. Dis-moi qui t’envoie.
L’homme au trench-coat ensanglanté ouvrit à peine la bouche. Il lui manquait un bout de lèvres et son nez n’était qu’une bouillie de cartilages. Il voulut porter la main à son manteau mais Mc Cash lui arracha facilement le calibre : un 9 mm Parabellum, version standard de l’OTAN. Une arme de guerre utilisée par la plupart des armées occidentales, ou les ex-satellites du Pacte de Varsovie…
— Alors ? !
Le type avait les cheveux ras et des yeux troubles qui s’en allaient doucement. Le visage était cireux, bouffi. Mc Cash fouilla ses poches, l’autre n’opposait plus de résistance, trouva un portable Motorola dernier cri, des mégots de cigarettes écrasés et un paquet de mouchoirs. Il en bourra sa paume et serra fort. La douleur qui l’irradiait le rendait hargneux :
— Putain, siffla-t-il : tu vas me dire qui t’envoie !
Le tueur était à genoux sur la terre battue, le sang filait entre ses cuisses, il allait mourir, sans un mot. Mc Cash se retourna : Alice se tenait dans l’embrasure de la porte fissurée, sans voix.
Il bondit comme une bête protégeant sa charogne.
— Je t’avais dit de ne pas bouger ! cria-t-il dans l’air glacé de la grange.
La gamine en était bien incapable. Pétrifiée à l’entrée de la grange, elle avait les yeux fixés sur le corps à terre, celui qui avait la tête prise dans le sac plastique. Il fallut que Mc Cash la secoue pour qu’elle revienne à la réalité.
Il y eut un bruit mat dans leur dos : celui du tueur qui s’affalait face contre terre, vidé de son sang. Mc Cash réalisa qu’il tenait encore le Parabellum à la main, que sa bouche à lui aussi était poissée de sang.
Alice se tenait muette sur son carré de bouillasse quand le portail s’ouvrit à l’autre bout du jardin. Apercevant Mc Cash devant la grange, un homme arma le revolver qu’il cachait sous sa veste et, tout en claquant le portail dans son dos, le braqua dans leur direction. Il allait tirer mais l’Irlandais avait déjà brandi le 9 mm. À trente mètres, il avait la gamine comme bouclier et une chance sur deux de rater sa cible : d’un revers, il balança Alice dans les pâquerettes.
L’homme ne tira pas : il se plaqua contre le battant du portail et tourna la poignée sans cesser de braquer son arme. Il fuyait. Mc Cash pressa l’index sur la détente au moment où sa cible se glissait par l’embrasure du portail.