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— Bouge pas ! lança-t-il à Alice.

Projetée dans l’herbe, le visage plein de terre, elle vit le borgne traverser la cour et arracher le portail, un revolver à la main.

Il arrivait trop tard : un 4 × 4 sombre démarrait en trombe, immatriculation invisible — avec ses six dixièmes à l’œil et le soir qui tombait, l’Irlandais n’aurait pas reconnu sa mère… Mc Cash pesta : Alice, les macchabées, ses empreintes un peu partout, il n’allait pas se lancer à la poursuite de ce type en laissant tout en plan.

Il revint vers la gamine en serrant le tas de mouchoirs poisseux qui constituait sa bourre.

— Ça va ? dit-il doucement.

Alice attendait debout au milieu des pâquerettes écrasées : elle voulut parler mais ses lèvres ne pouvaient pas. Il fourra le canon du Parabellum dans la poche de son caban, nettoya la terre sur la joue de la petite.

— L’homme dans la grange, dit-il, celui avec le plastique : il ressemble à Le Guillou ?

Alice secoua la tête pour dire oui. Elle n’avait pas vu son visage mais la morphologie était la même. Elle allait pleurer.

— Bon, dit-il pour la calmer. Assieds-toi au sec, près du portail, et dis-moi si quelqu’un arrive.

Alice opina.

Mc Cash grimaça en comprimant sa paume, retourna vers la grange — il verrait ça plus tard. Le bouton de la lumière se situait à l’entrée. Il se pencha vers Le Guillou, qui gisait à demi nu sur la terre battue.

Ses poignets avaient encore les marques des liens qui l’avaient entravé. Le cœur ne battait plus mais le corps était chaud. Il venait de mourir. Le pantalon et le caleçon étaient baissés sur ses chevilles : Mc Cash vit tout de suite les traces de brûlure sur les testicules. Cigarette. Il chercha sur la terre battue, sans succès. Le tueur avait ramassé les mégots, qui pouvaient contenir son ADN.

Le vent sifflait par les planches, balayant l’air humide de la grange ; l’inspection du corps ne lui apprit rien de plus. Le Guillou avait les poches vides. Sans doute avait-il été tiré de chez lui à l’improviste… Mc Cash ramassa le couteau qui lui avait entaillé la main, couvert de sang. De marque Kershaw. Une lame conventionnelle au tranchant exceptionnel, affûtée type rasoir. Une arme de guerre, comme le Parabellum.

Il prit également le téléphone portable trouvé sur le trench-coat du tueur, examina les paramètres. Il n’y avait ni messages ni numéros dans le répertoire : juste les chiffres du dernier numéro appelé, un portable…

Up in heaven

La BM faisait voler les feuilles mortes le long des fossés. Alice n’avait pas pipé mot depuis qu’ils avaient quitté la maison de Le Guillou. Elle se laissait guider, automate frigorifié par la peur et l’humidité du soir.

Mc Cash conduisait vite. Sa main le lançait méchamment, sa conscience parfois se délitait, il fallait pourtant sortir de ce guêpier et sans tarder ; il avait jeté le couteau, la fourche, le Parabellum et le corps du tueur dans la rivière, puis les pelletées de terre battue susceptible de contenir son sang, des bouts d’ongle, de peau ou des cheveux, mais il pouvait rester des traces. Avec une équipe spécialisée, Ledu pouvait retrouver son ADN, des indices…

Le borgne avait à peine cherché dans la maison de Le Guillou : il manquait de temps pour une fouille en règle et le malheureux avait été torturé avant de mourir : l’autre tueur avait dû ratisser les lieux…

Les phares d’une voiture l’éblouirent. Sur le siège avant, Alice était pâle comme un linge. Elle revoyait le mort, la tête enfouie dans le sac plastique, son pantalon baissé, et elle ne savait plus quoi penser.

— Tu vas tenir le coup ?

— Oui, répondit-elle.

Son menton tremblait.

— Désolé, dit-il, mais il faut que je sache. L’homme que tu as vu chez Le Guillou l’autre soir, celui avec le 4 × 4 aux vitres teintées et la petite en manteau : il ressemblait au type du portail ?

— Non, dit-elle doucement. Il ressemblait à celui dans la grange…

Alice avait vu le visage du mort. Peut-être même avait-elle assisté à la bagarre… Ne pas penser à ça. Il guettait les rétroviseurs tandis qu’ils entraient dans Montfort mais aucun véhicule ne semblait les suivre. Ils longèrent la nouvelle zone industrielle, qui s’étendait jusqu’au lotissement des Plabennec. Alice semblait perdue.

— Ils sont chez eux, les Plabennec ? demanda-t-il.

— Oui, ils sont en congé.

— Bien, je t’y dépose… Je m’occupe de Le Guillou et tu la boucles : pas un mot de ce que tu viens de voir, à qui que ce soit, OK ?

Alice murmura un oui, qui se perdit dans le vrombissement du V-8.

— Il va falloir que tu inventes un bobard à ta famille d’accueil, ajouta-t-il.

— Ça j’ai l’habitude…, marmonna Alice.

Il se tourna vers son visage, toujours aussi pâlichon.

— Ça va aller ?

Elle secoua de nouveau la tête, courageuse. Mc Cash gambergeait : ils avaient dérangé les tueurs en plein travail, il avait failli se faire trancher la gorge et frissonnait encore à l’idée de ce qui serait arrivé à Alice si ce salaud avait réussi son coup, son complice avait pris la fuite mais il avait aperçu Alice devant la grange… La BM stoppa le long de la route, derrière la rangée d’arbres rabougris qui longeait le lotissement.

— Tiens, dit-il en lui tendant un bout de papier griffonné, voilà mon numéro de portable : tu m’appelles s’il y a un problème mais ne sors pas de chez toi jusqu’à nouvel ordre. Dis que tu es malade, ou un truc comme ça… Je te contacterai en temps voulu. N’oublie pas ton sac de sport…

Il reposait sur la banquette arrière.

— Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Soigner cette main avant de partir à l’autre bout du monde et me dorer la pilule dans un endroit sans gosses, répondit le borgne.

Mais Alice était à des kilomètres de l’ironie.

— Reste chez toi, répéta-t-il. Il faut que je m’organise. Pour le moment, je pisse le sang. Allez, file…

Elle vit sa main qui serrait la bourre, le volant tout poisseux. Elle ouvrit la portière, avec ses yeux de chaton triste qui pour la première fois lui rappelaient sa mère.

— Et ne t’en fais pas pour ce qui vient de se passer, ajouta Mc Cash. Tu n’y es pour rien et tu n’as rien vu, d’accord ?

Alice fit signe que oui, son sac de sport à l’épaule. La boue avait durci sur le trottoir. Elle chercha un dernier regard réconfortant mais Mc Cash avait démarré, un nuage de gaz nauséabond en guise d’au revoir : le sang gouttait sur son pantalon et ce n’était pas le moment de tourner de l’œil.

*

— Bulteau ? C’est Mc Cash.

— Tiens donc ! s’écria la voix au téléphone. Alors vieux fantôme, comment vas-tu ?

— Eh bien, j’ai seize points de suture à la main et un numéro de portable, en liste rouge : j’aimerais bien savoir à qui il appartient.

Bulteau ricana. Les deux hommes s’étaient connus à Paris, à la brigade criminelle, lui était spécialiste des écoutes, menaces téléphoniques, espionnages divers, et savait qu’avec le borgne, tout allait toujours de travers.

— Je croyais que tu avais démissionné ? dit-il.

— Moi aussi. Tu as de quoi noter ?

— Tu as une commission rogatoire ? Une demande de magistrat ? Un mot de ta maman ?

— Tu sais bien que non.

— Toujours aussi charmant. Je te rappelle qu’aujourd’hui c’est Noël et que les services sont en veilleuse.

— Arrête tes salades, mon vieux, tu as trois coups de fil à passer. Bon, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi : tu peux m’aider oui ou non ?