— Ça va ! Tu vas pas m’engueuler en plus !
Mc Cash communiqua le numéro affiché sur le Motorola et raccrocha.
Quelques flocons s’étaient remis à tomber, aussi dispersés que ses amours.
Mc Cash sortait de chez le médecin de garde, une femme qui lui avait rafistolé sa main blessée en voulant bien croire à ses histoires de jardinage. Un miracle, paraît-il, qu’aucun tendon n’ait été sectionné, mais si l’un d’eux avait été sérieusement endommagé, une opération était à envisager. Il avait du même coup eu le droit à deux piqûres — ses vaccins dataient du siècle précédent.
En attendant, il s’était fourré dans un beau pétrin. Des types se promenaient dans le canton avec des armes de guerre.
Ainsi Alice avait dit vrai.
Raison de plus pour qu’elle débarrasse le plancher.
— Vous pouvez répéter ?
Les meurtrières sorties, fentes noires sous une jungle de cheveux, Saholy avait visiblement du mal à encaisser. Mc Cash l’avait trouvée chez elle, les mains dans une bassine de riz tiède qu’elle roulait en vue de confectionner des sushis.
— J’ai dû déranger le tueur en plein travail, dit-il.
Saholy vit sa main bandée.
— Votre blessure vient de là ?
— Il avait un couteau.
— Vous avez dit qu’il avait un revolver ?
— Aussi…
Le souvenir le laissait comme un loup rognant sa patte.
— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’un tueur ? fit-elle.
— Ses armes étaient celles d’un professionnel : ancien soldat, mercenaire, tueur à gages…
— Pourquoi vous l’avez jeté dans la rivière ?
— Il était mort.
— Vous vous foutez de moi ?
— Écoutez, dit-il en la fixant de son œil : Alice et moi nous retrouvons témoins de meurtres et, pour des raisons diverses, Ledu n’a aucune confiance dans notre témoignage. Il serait même ravi de me coller un double meurtre sur le dos. J’ai besoin de votre aide.
Saholy soupira sous le petit pull vert pomme qui la moulait. Ce quasi-inconnu débarquait chez elle le jour de Noël pour lui faire part des révélations d’Alice et revenait le soir même pour lui raconter des histoires d’enlèvement, de meurtre et de tueur en service commandé… Ou Mc Cash lui disait la vérité et il devait être sacrément seul pour lui réclamer de l’aide, ou il mentait et c’était un grand malade.
— Il faut que vous vous occupiez d’Alice, dit-il, le temps que je tire cette affaire au clair. Le type qui m’est tombé dessus dans la grange n’était pas seul : son binôme traîne encore dans le coin et il m’a vu avec Alice.
— Vous êtes en train de me dire que votre tueur en cavale pourrait s’en prendre à Alice ?
— Peut-être. Je ne veux pas prendre ce risque.
Saholy plissa les yeux comme si un vent violent lui fouettait le visage :
— Parce que après ce qu’elle vient de vivre et les menaces qui pèsent sur elle, vous l’avez ramenée chez les Plabennec au lieu d’appeler les gendarmes ? ! Ils l’auraient mise sous protection : vous êtes inconscient ou quoi ?
— Le tueur connaît mon bandeau mais il n’a aucune raison de savoir qui est la gamine qui m’accompagnait, ni où elle habite. Je n’ai aucune confiance en Ledu : c’est la deuxième fois que je tombe sur un cadavre. Témoin ou suspect, il se fera un plaisir de me coller en garde à vue. Bon Dieu, souffla-t-il, je vous demande juste de prendre Alice un moment avec vous, disons le temps que j’assure sa sécurité : partez en vacances, n’importe où mais loin d’ici. Je vous donnerai de l’argent. Vous pouvez quitter votre boulot une semaine ?
Saholy secoua sa tignasse brune :
— Je suis en vacances, le problème n’est pas là. Il va falloir m’en dire un peu plus sur cette histoire : je ne vais pas me lancer dans votre délire d’ex-flic paranoïaque sans explication.
— Vous êtes loin du compte.
Mc Cash s’adossa contre le canapé, toujours dans les vapes.
— Qu’est-ce que Le Guillou a à voir avec ces tueurs ? demanda-t-elle.
— La rivière où on a retrouvé la petite coule en bordure du terrain de Le Guillou : on a pu l’y précipiter.
— Un suicide, vous y avez pensé ?
— On ne se suicide pas à cinq ans.
— Un nourrisson qui refuse de s’alimenter, vous appelez ça comment ?
— Un emmerdeur de première.
Saholy sourit tristement. Elle passait ses journées à essayer de sortir ces gamins du trou où leurs parents les avaient enterrés, pas à les protéger des ogres.
— Alors ? insista Mc Cash. Vous pouvez vous en occuper, d’Alice, oui ou non ?
— Vous risquez de vous attirer des ennuis.
— J’en ai déjà ma dose.
— Raison de plus.
— Pour s’en foutre.
— Et moi alors ? Vous y pensez, aux risques que je prends ?
— Gardez Alice jusqu’à la rentrée des classes, biaisa-t-il : après on avisera.
— Vous en avez de bonnes, souffla-t-elle : on n’emprunte pas une enfant à sa famille d’accueil comme ça ! Il faut faire une demande auprès du…
— Je suis sûr que vous savez vous débrouiller.
— Pff.
Ce borgne ne lui inspirait qu’une confiance modérée mais il avait quelque chose d’émouvant — il voulait protéger la petite. Saholy l’observa. Mc Cash avait de belles rides, une seule main valide, longue et bien dessinée, une main à caresser les femmes — Saholy avait les mêmes…
Les sueurs froides qui dansaient sur son front, en revanche, ne lui disaient rien de bon.
— Je ne vous ai même pas proposé de café, dit-elle.
Mc Cash écarta les doigts de sa main blessée mais ça ne fit que réveiller la douleur.
— Avec un peu de gnôle, si vous avez…
— Je n’ai que du saké.
— C’est dégueulasse.
— Je ne bois pas.
— Vous ne devez pas être drôle tous les jours.
— Vous vous êtes vu ?
— Bah, dit-il en s’évaluant : ce n’est pas mon vrai corps.
Un rire s’échappa des meurtrières… Une fille bizarre, pensait-il, qui cachait ses cartes derrière des masques.
— Je vais voir ce que je peux faire pour vous, dit-elle en se levant.
Mc Cash regarda ses jambes se mouvoir jusqu’à la cuisine américaine, songea à sa poitrine opulente sous son petit pull vert, laissa tomber ; les analgésiques le mettaient KO. Il se retira au fond du canapé, observa le salon, vaseux.
Mobilier minimal, design moderne, voire branchouille techno-art conceptuel, une bibliothèque aussi fournie que bordélique, Bourdieu, Virillio, Vaneigem, Derrida, on aurait dit la maison de campagne d’un intellectuel écolo parisien plutôt qu’une ferme frappée d’alignement occupée par l’assistante sociale du canton.
— Qu’est-ce que vous savez des enfants des rues ? lança-t-il depuis le canapé.
L’assistante sociale était bien placée pour savoir que la vie de ces gosses ne valait pas cher. Elle laissa la cafetière italienne sur le feu et revint, une bouteille de saké à la main.
— Pour les trafics d’enfants, dit-elle en le servant, il y a plusieurs cas de figure : la vente, pure et simple, par les parents à des trafiquants. La mise en gage, c’est-à-dire que les enfants sont laissés au prêteur pour la somme d’argent empruntée et les travaux qu’ils font servent à rembourser la dette. Il y a aussi le don d’enfant, qui se pratique surtout en Amérique du Sud, où ils sont abandonnés ou donnés en vue d’adoptions illégales. L’enlèvement, avec des gangs qui intègrent les gosses en vue de leur faire commettre des délits, et puis les enfants déplacés ou réfugiés : ce sont eux les plus vulnérables. On les retrouve esclaves dans des ateliers clandestins, prostitués ou jetés en pâture dans des films pornos, petits délinquants dans les rues. Ou alors victimes de trafic d’organes, de tissus humains… De nos jours, le trafic d’enfants est un des plus rentables sur le marché : à la différence de la drogue, un gosse peut être utilisé plusieurs fois…