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L’eau crachotait dans la cafetière mais Saholy n’y prêta garde :

— Vous croyez que Le Guillou est impliqué dans un trafic ?

— Oui… Mais il n’est pas seul.

Le silence dura le temps d’un dimanche.

— Bon, soupira-t-elle enfin : pour Alice, je crois avoir une idée de l’endroit où on pourrait aller… Une copine, qui a un chalet à la montagne. Dans le Jura. Je peux lui téléphoner.

— Super, dit-il d’un ton neutre. Partir demain matin, c’est possible ?

— Ben voyons.

Les gendarmes n’allaient pas tarder à trouver le cadavre de Le Guillou, sans parler de celui qu’il avait balancé dans la rivière…

— Il faudrait aussi une décharge pour les Plabennec, dit-il.

— Je vais les appeler. C’est moi qui ai placé Alice chez eux. Ils ne feront pas de problèmes.

La métisse avait visiblement une idée derrière la tête. Il y eut un nouveau silence, à peine perturbé par le vent dehors. Il était tard, au moins huit heures, les flocons voltigeaient derrière les vitres comme des ballons de fête foraine, le loup à la patte rongée s’était réfugié chez la louve sa cousine.

— En attendant, ce serait stupide de rentrer chez vous. Stupide et dangereux. (Elle se tourna vers le plat de poisson cru qui attendait sur le bar américain.) Vous voulez rester dîner ?

— C’est gentil, dit-il doucement, mais je crains que la morphine m’ait coupé l’appétit.

La métisse ôta son petit pull vert.

— L’appétit, tu es sûr ?

Lost in the supermarket

Si la plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri, celle où l’on n’a pas fait l’amour suivait de peu. Saholy pensait ce genre de chose, même si, partant du principe qu’il valait mieux être seule que mal accompagnée, elle vivait la plupart du temps en solitaire.

Elle n’en voulait à personne en particulier, ni aux femmes ni même aux hommes, si rares il est vrai. Le spécimen qu’elle avait ce soir dans son lit n’avait qu’un œil et une seule main en état de marche mais elle était grande, douce et, comme elle l’avait escompté, bigrement appliquée. Un spécimen passionné, c’était déjà ça. Pour être juste, Saholy n’avait pas eu à beaucoup se forcer.

Ils venaient de faire l’amour à toute vapeur et, allongée sur le dos, la peau de la métisse scintillait à la lueur de la lampe de chevet — une confection à base de papier éminemment japonais et d’une structure métallique récupérée dans le débarras de la ferme. Mc Cash avait adoré le moment qu’ils venaient de passer, son odeur, son ardeur, le reste. Avec la journée pourrie qu’il s’était cognée, c’était comme si le monde s’était renversé, en l’occurrence sur les draps satinés de son grand lit ; après le moment d’extase — le seul à vrai dire où il avait la paix —, le retour à la réalité lui trouait la moelle épinière : sa main blessée lui élançait et il avait un sale goût de morphine dans la bouche.

Il tira sur le pétard qu’elle avait roulé. Saholy disait ne pas beaucoup connaître Carole, qui louait une petite maison dans la campagne ; elles s’étaient surtout vues à la fin de sa maladie, quand l’assistante sociale s’était occupée de faire le lien avec les institutions qui pouvaient prendre Alice en charge. Son métier consistait à estimer la misère du monde, l’étiqueter sous des noms d’emprunt et faire ce qu’elle pouvait pour sauver les enfants du foyer, le tout au tarif syndical — en gros, le Smic.

— Mais Alice est un cas à part, précisa-t-elle : une forme mutante d’imprévoyance.

— C’est-à-dire ?

Saholy tira une bouffée du joint, le lui rendit :

— Carole avait la quarantaine quand elle est tombée enceinte. Elle travaillait comme barmaid à Rennes mais il était temps de quitter le milieu de la nuit. Elle a profité de la naissance d’Alice pour changer de vie : elle s’est installée à la campagne, s’est mise à faire les marchés, la brocante. Bref, elle a coupé les ponts avec son ancienne vie. C’était une sauvage dans son genre.

Mc Cash acquiesça — ils faisaient une fine équipe…

— Et sa famille, dit-il, ses amis ? Personne n’a voulu s’occuper d’Alice ?

— Sa famille était une bande d’illuminés, et ses amis aux abonnés absents. Alice a dormi un moment chez une copine, quand sa mère faisait les allers-retours à l’hôpital, mais la situation n’était pas viable à long terme. Quant au père, il aurait disparu de la circulation.

Elle le regarda de biais :

— Et toi, les enfants ?

— Moi, pff…

Il ne savait plus du tout où il en était.

*

Un hibou passa dans les phares de la BM, suicidaire. Il était trois heures du matin quand Mc Cash se gara en bordure du foyer de Talensac. Il venait de quitter les draps de Saholy et la chaleur de son corps, pour le coup, lui manquait. Il sortit de la voiture et ce fut pire.

Des nuages noirs bouchaient toute forme d’horizon. Il traversa le bois en aveugle, butant sur les racines et les branches qu’il distinguait à peine malgré sa lampe-torche. Le froid lui mordait les joues à défaut d’anesthésier sa main blessée et les cachets de morphine le laissaient vaseux, avec d’étranges picotements au bout des doigts.

D’après l’assistante sociale, Le Guillou avait commencé sa carrière comme éducateur de rue et il avait travaillé à l’étranger ; si les tueurs l’avaient torturé, c’est qu’ils cherchaient quelque chose. Ils avaient fouillé la longère : peut-être n’avaient-ils pas encore visité le bureau. C’était sa seule piste mais son instinct lui disait que c’était la bonne… Il se fraya un passage tant bien que mal parmi les arbres décharnés et les sapins alourdis, avant de s’arrêter à l’orée du bois : le bâtiment principal s’élevait de l’autre côté de la grille.

Cette dernière n’était pas très haute mais l’escalader d’une seule main lui tira des jurons étouffés avant qu’il bascule sur la pelouse enneigée et se cache derrière les toboggans. Aucune lumière, excepté les deux bornes du parking et le local du veilleur de nuit, près du hall. D’après ses souvenirs, il n’y avait pas de caméras de surveillance et les bureaux de l’administration se situaient sur la gauche, au rez-de-chaussée.

Mc Cash traversa la pelouse à croupetons. Les bruits de la nuit l’escortèrent jusqu’à la première fenêtre. Ses années à l’IRA et autant d’opérations policières illégales avaient fait de lui un passe-muraille : l’ouverture céda sans presque un bruit.

Les enfants dormaient dans l’aile opposée et les gueuletons à répétition avaient probablement assoupi le veilleur de nuit. L’Irlandais rangea son petit pied-de-biche, passa une paire de gants en plastique, puis se hissa jusqu’à la fenêtre et glissa à l’intérieur du bâtiment. C’était un bureau débordant de paperasses, avec un ordinateur un peu vieillot et des photos d’enfants dans leur cadre, souriants pour l’occasion. Le Guillou était célibataire : suivant le faisceau de sa torche, Mc Cash trouva son bureau au bout du couloir.

La pièce était semblable aux autres, excepté les fétiches. Il commença à parcourir les dossiers en cours, du charabia psycho-social institutionnel qu’il laissa vite tomber. Il fouilla les tiroirs encombrés de papiers et de fournitures, jeta un œil aux factures, aux chemises cartonnées, et constata bientôt que le tiroir du bas était fermé à clé. Voyez-vous ça… Aucun bruit dans le foyer, sinon les rumeurs du vent dans les arbres : le tiroir s’ouvrit sous la pression de son canif.