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Comme la rade de Brest qui, par la vitre de l’appartement, s’étendait à perte de brumes.

Mc Cash alluma une cigarette, pas meilleure que les autres. Plus bas, on apercevait le port de commerce, ses grues au chômage et ses dockers qui allaient consommer leur divorce avec la société dans les bars où la bière n’excédait pas encore deux euros. Ici on s’achevait à peu de frais. L’avantage de la province.

Mc Cash avait atterri à Brest comme au bout d’une fugue improbable vers la mer, impossible Far West. Il y avait eu Paris, Créteil, puis Rennes, et maintenant le Finistère, qui pour lui se résumait à la rue de Siam, le quartier de Recouvrance et quelques bières associatives avec Bloas, le peintre, rare rescapé de ses virées noctambules. La presqu’île de Crozon-Morgat était à peine à une heure de voiture, Mc Cash s’y était rendu une fois mais n’y avait plus remis les pieds — toute cette beauté lui fichait le cafard.

Assis sur le canapé du salon, l’Irlandais observait la gueule noire du .38 posé sur la table, entre les mégots de pétard et les capotes en vrac. Il serait bientôt aveugle : quelques mois, avait dit le spécialiste… Lui qui n’avait jamais pris de décisions qu’au pied du mur s’y retrouvait une fois de plus acculé, prisonnier de sa politique d’extermination.

De la jouissance comme mode de survie, il n’avait finalement gardé que le nihilisme : une simple pression sur la queue de détente, un effort, le dernier, et il n’y paraîtrait plus. Que laisserait-il ? Une femme qui l’avait quitté, un monde de vendeurs de bagnoles, des criminels en col blanc qui risquaient au pire le sursis, des carrières politiques aux ordres de la contre-offensive réactionnaire, un tas de femmes oubliées, ses vieux disques de rock…

Le vent du large poussait contre les vitres poisseuses de l’appartement. Mc Cash empoigna son arme de service, chargée, et sans plus réfléchir la pointa contre son œil mort. Tout lui remonta à la gorge : 78, Belfast, le concert de soutien aux victimes du Bloody Sunday quand l’armée anglaise avait tiré sur les manifestants, les Clash qui foutaient le feu à sa jeunesse, Mc Cash qui se chargeait de le propager aux bâtiments administratifs, Strummer massacrant les planches, sa jambe gauche battant furieusement le sol comme pour en réveiller la terre et les hommes qui étaient dessus, les échauffourées après White Riot, l’intervention de l’armée d’occupation, les courses folles dans les rues, le pub enfumé où il s’était réfugié le cœur battant, la rousse aux yeux d’or qui l’avait attiré là, deux ou trois contacts qu’il reconnaissait parmi la foule opaque, les rires pour sabrer la peur, et la soirée qui continue, quelques whiskies à la santé de ce bon vieux Joe, « son ami son frère », l’âme rock d’une époque où l’utopie ne se résumait pas à survivre à la prochaine catastrophe écologique et sanitaire, autant de bières bues à la santé de l’Irlande républicaine, puis soudain les portes qui claquent, les soldats qui investissent les lieux, la stupeur, l’effroi, les cris, les verres qui se brisent, ceux qui cherchent à fuir, ceux qui résistent, ceux qui comme lui se jettent dans la mêlée, les coups, un blondinet casqué étendu à ses pieds, lui les poings en sang amorçant un repli stratégique vers la sortie et, venu de nulle part, le coup de crosse qui lui écrase la rétine et le laisse pantois, l’arcade fracturée, l’œil ne tenant plus qu’à des larmes de sang… L’opération, le procès, son expulsion du pays après l’assassinat de Lord Mountbatten[1], l’arrivée en France, les études de droit pour défendre d’autres réfugiés politiques, l’agonie de Bobby Sand sous l’œil impassible de la mère Thatcher, et puis cette thésarde aux yeux de glacier bleu qui le transperçaient de part en part, Angélique, pour qui il ferait n’importe quoi, à commencer par rentrer dans la police…

Venu de la mer, un courant d’air fit claquer la fenêtre de la cuisine. Dans une sorte d’élan compulsif, la sonnette retentit depuis la porte d’entrée.

Mc Cash pesta dans sa langue maternelle — personne ne venait jamais dans sa grotte — et se leva avec l’envie renouvelée de raser la terre entière.

La sonnette insistant, il arracha littéralement la porte d’entrée, qui se fracassa contre le mur.

Le postier eut un geste de recul ; face à lui se tenait un borgne d’un mètre quatre-vingt-huit qui le fixait, sanguinaire, un revolver à la main.

— C’est… c’est pour un recommandé, bredouilla-t-il.

Avec sa gueule de con, on aurait dit Sardou.

*

Mc Cash se souvenait vaguement d’elle : Carole, c’était son prénom.

Pour le reste, il ne gardait que le souvenir d’une série de nuits confuses, de ces culbutages sans amour mais non sans joie où l’adrénaline redescendait aussi vite qu’elle avait grimpé, leurs veines ouvertes aux quatre vents.

Carole était à l’époque barmaid dans un des nombreux bars du centre-ville rennais : ils se retrouvaient à la fermeture pour des bouts de vie arrachés à la réalité et s’oubliaient aimablement sitôt l’orgasme et le petit jour venus. Mc Cash avait alors la quarantaine et ratait sa carrière de flic avec une application jamais démentie depuis son divorce. Leur liaison avait duré le temps de s’en lasser : la barmaid en question avait disparu sans laisser d’autres traces que celui de son cul sur les capots de voiture. Or, voilà que dix ans plus tard, Carole revenait sous la forme d’une lettre, la porte des oubliés, un recommandé sans accusé de réception…

Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi à cet instant précis ? Mc Cash avait relu la lettre, deux fois :

Salut l’inspecteur,

Tu ne dois pas te souvenir de moi : Rennes, Carole, la barmaid du Chien Jaune. On a couché quelques fois ensemble, en 97. Et puis on ne s’est plus vus. C’est à cette époque que j’ai eu un enfant, une fille, de toi : Alice.

La petite aurait mérité un père comme toi mais tu n’étais prêt à rien — ton style, si je me souviens bien… J’ai raconté à Alice que tu étais mort dans un accident de voiture, peu après sa naissance, alors que nous étions déjà séparés. Je suis sûre que tu comprends, tu aurais fait pareil à ma place.

Seulement voilà : je suis malade. D’après mon cancérologue j’en ai pour quelques semaines. Ceci est donc une lettre testamentaire. Peu importe ce que tu penses de moi : ma terreur absolue va pour Alice… Je me débrouille pour l’instant avec une famille d’accueil, mais la situation reste provisoire, et la seule solution serait un foyer. Je ne peux pas supporter l’idée de l’abandonner à cet univers atroce. Alice n’a plus que toi. Elle a neuf ans, et elle te ressemble. Dans son genre, c’est une petite fille assez exceptionnelle.

Je te la confie. Occupe-toi d’elle. Il y a un courrier chez Me Pinson, notaire à Montauban, où je déclare ta paternité, avec un dossier prêt pour une expertise ADN. Les analyses suffiront pour légaliser la garde.

Ne la laisse pas. Je t’en supplie.

CAROLE
P.-S. : Alice fait sa rentrée en sixième. Elle habite en ce moment chez M. et Mme Plabennec, sa famille d’accueil, à Montfort-sur-Meu, une petite ville près de Rennes. Ils ne sont pas très futés mais ils ont du cœur : je pense qu’elle n’y est pas trop mal pour l’instant… Je te joins une photo d’elle, prise l’été dernier à Hoëdic…

La salope.

Mc Cash avait refusé des enfants à Angélique, sa propre femme, sous prétexte qu’il n’en voulait pas, ce n’était pas pour en faire à la première venue parce qu’ils avaient couché ensemble ! Et même s’il allait avec la première venue, Carole lui avait bel et bien fait un enfant dans le dos : elle lui avait fait un enfant en long, en large et en travers !

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1

En 1979, l’IRA tuait le cousin de la reine d’Angleterre.