— Sors de là ou je tue la fille ! cria la voix.
Alice couina à l’autre bout de la pièce. Mc Cash tira deux balles dans l’embrasure de la porte vitrée du salon, qui vola en éclats, et s’élança vers la cloison de placoplâtre. Le tueur tapi dans l’ombre jaillit à son tour et vida son chargeur, ratant sa cible mouvante qui venait de contourner le mur : Mc Cash tira à travers la cloison de placo, trois coups en aveugle. La première balle toucha le jerricane posé sur le fauteuil, qui prit feu aussitôt, la deuxième toucha l’homme au poumon, la troisième rata de peu sa gorge. Projeté par l’impact, il recula contre le mur mais n’avait pas lâché son arme.
Une fumée âcre emplissait le couloir. Quand Mc Cash se précipita dans le salon, l’homme visait Alice, cachée derrière le canapé : une deuxième balle lui troua le ventre. Il tomba sur le sol en feu, se tordit dans un râle.
Alice tremblait de peur derrière le sofa. Mc Cash jeta un œil mauvais sur l’homme à l’agonie — le trou dans son ventre ne lui laissait aucun espoir —, poussa du pied le Smith & Wesson et vint enfin auprès de la petite.
Elle ne portait qu’un tee-shirt trop grand qui avait dû appartenir à sa mère et un regard qui hurlait en silence.
— On ne va pas rester là, dit-il doucement, pour ne pas l’effrayer. Il faut que tu te lèves.
Trop choquée pour pleurer, Alice ne bougeait pas. Elle était une poupée de plomb.
— Allez viens, dit-il en lui prenant le bras.
Il y eut un bruit de crépitement dans son dos et une forte odeur de brûlé. Le feu avait pris aux rideaux et aux papiers peints dégueulasses. Mc Cash dressa Alice sur ses jambes et, sans lui laisser le temps de réfléchir, lui dit de s’habiller en vitesse. La gamine grimpa dans sa chambre, livide.
Mc Cash fouilla les poches de l’homme qui venait de mourir, recroquevillé sur le tapis, trouva des papiers dans un portefeuille — ceux d’un certain Grégoire Marcus. Le tampon était celui du ministère des Armées…
Le feu gagnait dans le salon — la moquette et les tapis en acrylique prenaient comme des torches nauséabondes. Trop tard pour s’en occuper. Les voisins, les pompiers, tout le monde allait arriver. Ils n’avaient pas une seconde à perdre… Alice descendit, un jean et un pull sur le dos : Mc Cash l’attrapa par la main, décrocha son anorak bleu du portemanteau et fila par la cave.
Le type dans l’escalier correspondait au signalement de l’homme entrevu chez Le Guillou, du moins dans son souvenir. Il obligea Alice à détourner les yeux — la balle lui avait emporté la moitié du visage.
L’homme avait un passeport ukrainien, un couteau de guerre semblable à celui qui lui avait entaillé la main et un nom : Papertis… Leur véhicule devait être garé quelque part en bordure du lotissement mais il n’avait pas le temps de se lancer à sa recherche. Alice s’était portée au secours de Saholy, qui gisait au pied des marches, entravée : des larmes avaient coulé sur son visage poisseux, elle faisait peine à voir. Mc Cash la libéra d’un coup de canif. Elle avait la tête cabossée après sa chute et une vilaine blessure au nez — le sang avait coulé dans son cou…
— Il faut qu’on file, lâcha-t-il avant qu’elle ait pu dire un mot. Tout de suite.
Le ciel blanchissait à l’horizon. Sur le siège passager de la Clio, Saholy avait du mal à reprendre ses esprits.
— Tu aurais pu me tuer tout à l’heure, dit-elle.
Le projectile l’avait frôlée.
— Ces types sont des militaires, dit-il, des tueurs professionnels : il m’aurait tué aussitôt avant de te loger une balle dans la tête.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Tu veux qu’on demande aux Plabennec ?
Ça la calma un peu.
La Clio envoyait des gerbes de pluie grise : ils fonçaient sur la quatre-voies détrempée, la plupart du temps sur la file de gauche, évitant les camions. La circulation était dense, Saholy pissait le sang sur le siège, retenait son nez dans le mouchoir. Il fallait lui trouver un médecin — l’appendice était probablement cassé. À l’arrière, Alice n’avait toujours pas dit un mot.
Mc Cash les avait traînées hors du pavillon jusqu’à la voiture et avait pris le volant. Saholy n’était pas en état de conduire et il ne faisait pas bon rester dans le secteur. Les persiennes des voisins étaient closes, ils étaient partis en vacances et il y avait une chance pour que personne ne les ait vus — les allées du lotissement étaient vides et les coups de feu tirés à l’intérieur de la maison n’avaient, semble-t-il, pas alerté le voisinage. Le feu s’en chargerait. Ils avaient pris la quatre-voies de Rennes, toute proche, sans appeler Ledu. Les types qui les attendaient chez les Plabennec n’étaient pas seulement des mercenaires à la solde du plus offrant, ils étaient aussi très au courant des faits et gestes d’Alice et dûment protégés : celui qui parlait français avait sur lui un document de l’armée. Vrai ou faux, la gendarmerie relevait du même corps. Ledu menait les opérations à sa guise et, chargé de l’enquête, il pouvait tout aussi bien les couvrir. Mc Cash ne pouvait pas prendre ce risque. Pas avec la petite dans les parages.
Trop secouée pour protester, Saholy s’était rangée à son avis. Mc Cash hésitait. Il manquait d’informations. La piste des pays de l’Est semblait la bonne, restait à savoir dans quel pays Blanckaert s’était rendu. Sean allait l’aider… Il se tourna vers la métisse, qui faisait des tas avec ses mouchoirs ensanglantés.
Ils dépassaient Le Mans et les affiches publicitaires pour leur circuit de bagnoles : il jeta un œil sur les rétroviseurs et, au dernier moment, prit la bretelle de sortie.
Personne n’avait faim en sortant de chez le médecin. Saholy avait gémi quand il avait fallu remettre en place les cloisons de son nez, elle arborait maintenant un pansement blanc qui lui masquait la moitié du visage et son humeur variait entre l’orage d’été et le naufrage à deux.
Ils avalèrent un mauvais sandwich dans un bistrot et échangèrent quelques mots, les premiers véritables depuis l’horreur du matin.
Alice en profita pour pleurer.
Mc Cash ne savait pas ce qu’elle avait vu exactement, ce qu’elle allait penser de lui, sinon qu’il portait la mort comme un collier de cobra, mais la voir assise sur la banquette du bistrot avec son anorak miteux et ses longs cils collés de larmes lui arracha des bouts d’entrailles dont il n’avait plus que faire.
— Il est pourri ton anorak, grogna-t-il alors qu’elle se remettait à peine. On va t’en acheter un autre. Qu’est-ce que tu en penses ?
Quand, gamin, il sortait d’une séance de torture chez le dentiste, sa mère lui achetait un soldat chez O’Kelly, le magasin de jouets, à Belfast : ça lui faisait du bien.
Alice ne disait rien. Assise près d’elle sur la banquette, Saholy lui caressait les cheveux comme s’ils étaient très doux…
La gamine avait le cœur dans les genoux mais des goûts très arrêtés : elle trouva un blouson blanc et noir à mille lieues de sa pelure, dès le deuxième magasin visité. Il n’était pas très chaud mais il était rock, et « quand on a Strummer en soi, on s’en tamponne du froid », avait-il dit pour détendre un peu l’atmosphère… Alice ne comprenait pas tout ce qu’il disait, d’autant qu’il jurait souvent en anglais, mais lui faire un cadeau à ce moment-là la regonfla un peu.
Saholy, elle, aurait écorché un serpent avec ses dents. Ils reprirent la route.
Épuisée par la nuit qu’elle venait de passer, Alice s’endormit à l’arrière de la Clio, la tête contre la vitre. Saholy avait pris le volant pendant que, par téléphone, l’ex-flic réactivait ses réseaux parisiens. Sean l’attendait ce soir. Il dormirait chez lui, le temps de retrouver la trace de Blanckaert.