Ils firent une halte dans une station-service Total, aussi minable que les autres, avec des berlines bourrées de cadeaux, des gosses endimanchés et des parents rotants. Mc Cash fit le plein, paya à la caisse, tira trois cents euros en liquide et, à la recherche du dernier Valeurs actuelles, trouva Alice devant le stand des peluches… Peut-être que, comme lui, elle cherchait un compagnon…
— Qui est-ce qui va s’occuper de votre chien ? ! demanda-t-elle en le voyant.
— Quoi ?
— Qui va s’occuper de votre chien pendant votre absence ?
Elle avait de drôles de préoccupations.
— Je m’en fous de ce clébard, s’agaça-t-il.
Ses cils de girafon battaient sous les néons dégueulasses. Tu parles qu’elle dormait…
Manquant d’éborgner une mère de famille, Mc Cash fit claquer les portes battantes de la station-service : il n’avait plus de morphine, son œil mort le faisait de nouveau souffrir, il avait eu une peur épouvantable pour Alice et ils allaient bientôt se quitter… Saholy attendait adossée à la Clio.
— Ça va pas ?
— Ça va passer.
Le ciel sombrait sur l’aire d’autoroute. Mc Cash croisa ses meurtrières, y vit des étincelles sur fond d’onyx. Colère stationnaire. Des gens passaient, indifférents.
— Je te dis que ça va passer, répéta-t-il en lui donnant l’argent retiré tout à l’heure.
Comme Alice arrivait, Saholy n’insista pas.
Ils roulèrent jusqu’aux portes de Paris. Pagny, Johnny, la radio débitait ses conneries habituelles ; Mc Cash demanda à la métisse si elle n’avait pas les Clash mais elle ne possédait que deux CD, Arvö Pärt et Rabih Abou-Khalil.
— C’est qui les Clash ? demanda Alice à l’arrière.
Elle revenait doucement à la vie.
— Le groupe de Strummer, répondit-il.
— Celui dont vous parliez tout à l’heure ?
— Joe Strummer.
— C’est qui ?
— Décidément, les gosses, vous n’y connaissez rien.
— Hey, c’est pas parce que je suis en sixième qu’il faut me prendre pour une pouffiasse !
Elle était marrante. Et courageuse. Pour ça au moins, Carole ne l’avait pas pris en traître.
Ils se séparèrent sur le parking du RER de Massy-Palaiseau, un endroit si authentique qu’on y vendrait ses idéaux. Mc Cash avait laissé son arme dans la boîte à gants de la Clio et des consignes en cas d’utilisation — tirer au moins deux fois, sachant que la première balle risquait de se perdre loin de sa cible. Saholy l’avait écouté gravement, énigmatique derrière son pansement : c’était de la folie, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire face à un tueur, quel qu’il soit, mais pour la petite, il pouvait compter sur elle.
Il était temps de se quitter.
— On se revoit quand ? demanda la métisse.
— Je ne sais pas… Ça dépend combien de temps Blanckaert est parti à l’étranger.
Mc Cash ferma sa veste. Pas envie de parler. Des gens pressés traversaient le parking humide. La nuit tombait déjà.
— Je n’ai jamais pris l’avion, fit remarquer Alice.
— C’est comme le train, sauf que ça vole. Bon, merci, dit-il en embrassant la joue de Saholy.
Mais elle détourna le visage.
— Tu nous tiens au courant, hein ?
Dehors la pluie tombait toujours, naufragée. Comme Alice tergiversait dans ses pattes, Mc Cash leur dit de déguerpir. Il regarda les mains de la petite s’agiter à la vitre embuée de la Clio, puis disparaître dans un nuage de pluie noire.
The right profile
— Comment ça va, vieux chnoque ?
— Au poil. Et toi ?
— Ça dépend des jours…
— Allons donc.
— Bah, mon mari est mou en ce moment.
— Le pauvre. Dois-je le prendre pour une invitation ?
— Là c’est Noël, laisse tomber. Mais une autre fois, ouh là là ! (Elle rigola.) Tu es à Paris pour longtemps ?
— Mystère total, fit Mc Cash. Je cherche un type, Alain Blanckaert. Il est parti ces jours-ci pour une destination inconnue : tu peux me le retrouver ?
Sonia travaillait à l’Immigration. Ils s’étaient connus alors qu’il venait de divorcer d’Angélique, à la fin des années quatre-vingt. Ils s’aimaient surtout d’amitié mais coucher ensemble leur avait toujours remonté le moral — Sonia était noire de peau et il adorait ses grosses fesses charnues qui dansaient comme des montgolfières…
— Blanckaert, nota-t-elle depuis le combiné ; comment tu l’écris ?
— Comme un cycliste belge.
— Je suis né au Mali, mon chéri.
— Ce qu’on rate quand on est pauvre… Blanckaert a son portrait dans le dernier Valeurs actuelles : à mon avis, tu peux chercher en classe affaires.
— C’est qui ce type ?
— Un requin du BTP, dit-il, genre Bouygues.
— Toujours aussi mauvais esprit ! s’amusa-t-elle.
— Faut bien mettre son intelligence quelque part.
Sonia rit dans le combiné. Elle avait l’air heureuse, malgré son mari mou. Décidément, il n’y comprenait rien aux femmes.
— Bon, minauda-t-elle, je vais voir ce que je peux pour toi…
— Tu me rappelles quand ?
— Quand-on-voudra-quand-tu-voudras…
Elle chantait un vieux tube nase.
— Putain, dit-il, tu es toujours aussi cinglée…
Comme on pouvait le lire dans le portrait flatteur paru dans le magazine susnommé, Alain Blanckaert avait bâti un empire sur le trône de son père, promoteur. La fortune du fils prodigue avait grossi à mesure que son champ d’action se diversifiait : construction, spéculation immobilière, tourisme, il avait développé ses activités à l’étranger — clubs de vacances en Tunisie, thalasso à Majorque… À quarante-huit ans, l’homme d’affaires était à la tête d’un groupe coté en bourse et semblait bien décidé à absorber la concurrence : il venait de faire main basse sur un des principaux tour-opérateurs européens. On le disait ambitieux, dur en affaires — quelle surprise — et peu regardant sur le code du travail, mais tout cela ne menait pas loin : Blanckaert n’avait visiblement pas d’activités en Europe de l’Est, il ne sponsorisait aucun orphelinat, ni en Roumanie ni ailleurs, encore moins aux îles Saint-Martin.
La note des RG que l’Irlandais se procura via sa vieille copine Nathalie n’était guère plus fouillée : Alain Blanckaert était divorcé, sans enfants, on lui prêtait plusieurs maîtresses, mais aucune déviance sexuelle connue : les « hôtesses » qu’on prêtait aux chefs d’entreprise pour encourager la signature des contrats semblaient lui suffire. Question affaires, l’homme était effectivement redoutable et n’hésitait pas à user de dumping pour décrocher ces fameux contrats mais là encore, aucun mouvement d’argent n’avait été enregistré à destination de paradis fiscaux antillais, susceptible de coller avec la piste Le Guillou…
Mc Cash cherchait des informations sur les tueurs qui avaient exécuté les Plabennec quand Sonia appela sur son portable.
— J’ai retrouvé ton coureur cycliste, annonça-t-elle, joviale.
— Chapeau.
— Ce n’était pas très compliqué, renchérit-elle : il était enregistré sur le vol Paris-Marrakech du 25 décembre.
Aucun rapport avec l’enquête.
— Un départ précipité ? demanda le borgne.
— Non. Le billet a été émis il y a un mois.
Bien avant la noyade de la gamine.