— C’est vous qui tenez les comptes à ce que je vois, dit-il en se tournant vers les étagères. Je n’ai ni le temps ni l’envie de m’y plonger, alors répondez avant que je ne balance votre connard de mari par la fenêtre.
Le chignon laqué de la sexagénaire ne bougea pas d’un pli :
— Le cabinet de Charles existe encore grâce à ce que j’y injecte.
— Levasseur a tout raflé ?
— Charles a insisté pour garder tout son personnel alors que Levasseur lui avait déjà pris la moitié de sa clientèle et il allait bientôt s’attaquer à l’autre, dit-elle sans chercher à plaider sa cause. Charles n’a pas tiré un trait de dessin depuis des années, il n’a plus aucune commande importante, tous les gros marchés reviennent à Blanckaert ; hormis quelques maisons particulières qui donnent encore l’illusion d’un cabinet vivotant, maisons qu’il laisse d’ailleurs à ses collaborateurs, Charles ne pratique plus aujourd’hui que des expertises. Mon mari s’imagine tenir une fonction honorifique prestigieuse, mais il ne se rend pas compte de la situation… ou il ne le veut pas.
Le bref silence qui suivit était lourd de sous-entendus. Mc Cash la laissa parler.
— J’ai six ans de plus que mon mari, dit-elle, et une fortune familiale que, pour diverses raisons, Charles a toujours surestimée. Ce n’est pas la première fois qu’il en bénéficie, mais cette fois-ci, j’ai eu beau essayé de lui parler, il ne voyait pas qu’il m’était impossible de tenir le cabinet sous perfusion jusqu’à la nuit des temps. Et puis, les choses ont empiré… Sur mon insistance, Charles a fini par se séparer de trois salariés, mais ce n’était pas suffisant. En voyant les choses en face, il n’y a aujourd’hui plus de cabinet Sainte-Perse.
— À moins d’éliminer la cause du mal.
En l’occurrence Philippe Levasseur, qui avait dû son succès à un dumping financé par son bétonneur de cousin : c’était ça ou la ruine, le déshonneur et les fameuses valeurs qui allaient avec.
— Levasseur est un roquet de la pire espèce, siffla-t-elle, et son cousin un requin naviguant en eaux troubles, un trafiquant de contrats : belle famille, en effet ! (Ses yeux s’humidifièrent.) Le père et le frère déjà faisaient leurs coups en douce, des petites escroqueries jamais complètement illégales qui ont fini par rapporter gros… Dans leur genre, les fils ont triplé les mises des pères.
Sa rage contenue éclaboussait ses yeux froids. Mc Cash comprit à quel point Marguerite était sincère.
— Vous ne comptiez pas faire chanter Blanckaert, n’est-ce pas, dit-il : c’est une idée à Le Guillou. (Comme elle ne disait rien, il poursuivit.) Non, vous ne vouliez pas simplement extorquer de l’argent au concurrent de votre mari : vous vouliez le détruire. C’est à ça qu’était destinée la petite noyée ? Elle servait d’appât pour piéger Levasseur et son cousin bétonneur ? Vous les filmiez avec la gamine pendant l’une de leurs fameuses partouzes, pour ça, des tas de gens confirmeraient qu’elles avaient lieu dans sa garçonnière, vous rendiez les documents publics, envoyiez ça aux gendarmes ou aux journaux, et voilà Levasseur et Blanckaert accusés de pédophilie…
Une bourrasque nocturne bouscula la grande vitre du bureau.
— Le directeur du foyer avait des contacts en Roumanie, reprit Mc Cash : vous l’avez payé pour qu’il vous fournisse la brebis en question, et trouver les gens qui monteraient le traquenard ; rien de plus facile, pour peu qu’on y mette le prix… Et puis une gosse des rues, une pauvre miséreuse qui ne parlait même pas français, ça lui donnait un statut de victime, pas vrai ?
Le souffle du borgne passa sur elle.
— L’enfant n’était pas censée savoir ce qui lui arrivait, répondit Marguerite avec une compassion de minéral. Elle aussi devait être droguée.
— Comme Levasseur et Blanckaert.
— Les gens que j’ai embauchés sont des spécialistes de ce genre d’opération. Le service manque de discrétion mais d’ordinaire, il est efficace : vous devriez vous entendre.
Mc Cash se foutait de ses insinuations :
— D’où sortent ces types ?
— Disons qu’ils gravitent autour des ONG…
— « Hope and Faith ».
— Je vois que vous êtes bien renseigné.
— C’est Le Guillou qui vous a mis en contact ?
— Oui. Mais nous n’avons vite plus eu besoin de lui.
— L’un des types avait des papiers de l’armée, poursuivit Mc Cash : c’est qui, des mercenaires ?
— En temps de guerre, oui, concéda-t-elle. En temps de paix, on les appelle par d’autres noms…
Vendus au plus offrant, les barbares existaient déjà sous l’Empire romain, à la Renaissance ; seules les techniques avaient changé. Certains pratiquaient l’enlèvement et la torture, d’autres se contentaient de fabriquer des photos pornographiques pour discréditer des adversaires politiques ou économiques…
— Sauf que ça n’a pas du tout marché comme convenu, conclut Mc Cash : voyant que l’étau se resserrait autour de lui, Le Guillou a essayé de vous doubler, pour sauver sa peau. Un coup de poker, qui pouvait lui rapporter de quoi disparaître à l’étranger. Il a voulu faire chanter Blanckaert et vous l’avez tué.
— Le Guillou était le maillon faible, dit-elle froidement.
— Ça n’explique pas ce qui est arrivé à la petite.
— Un accident.
— Ben voyons.
— C’est la vérité.
Il approcha encore, l’œil cerné par la douleur.
— Dans ce cas il va falloir tout m’expliquer, dit-il d’une voix blanche, et en détail.
Marguerite Sainte-Perse tripotait son bracelet, une sorte de chaîne en or ; l’haleine de l’homme, maintenant collé à elle, était répugnante.
— Je savais qu’une soirée se préparait quelques jours avant Noël, dit-elle en reculant d’un pas. Dès lors, nos contacts en Roumanie ont acheminé la gosse chez Le Guillou, où elle devait rester endormie pendant que les autres camouflaient le matériel vidéo dans la garçonnière de Levasseur. Ils devaient tourner les scènes qui permettraient d’identifier le lieu et les personnes présentes, attendre que les couples rentrent chez eux, puis surprendre Philippe Levasseur dans son lit, et le droguer ; avec, le cas échéant, celui ou celle qui dormait avec lui…
GHB, pilule du violeur, Mc Cash connaissait ces composés chimiques qui permettaient d’évoluer à mille lieues de sa conscience.
— Parce qu’il a beau être pourri jusqu’à la moelle, dit-il, Levasseur n’était pas pédophile.
Le silence de Margueritte la trahissait.
— Et Blanckaert là-dedans ?
— Je ne savais pas qu’il serait présent.
Mc Cash opina. Malgré l’origine douteuse des vidéos, Levasseur pouvait toujours nier : c’était bien lui qui figurait sur les bandes, ça se passait dans sa garçonnière de La Noye, des scènes de partouze suivies d’attouchements avec une mineure de six ans à peine. Aucun jury ne croirait à un coup monté, à une mise en scène ; le nom de Levasseur, voire celui de Blanckaert, était souillé et le bureau d’études coulé à jamais.
Petit rêve caressé à l’eau de Javel.
— Sauf que Le Guillou a laissé échapper la gamine, lâcha Mc Cash.
— C’est un imbécile, je vous l’ai dit.
— Ça ne me dit pas ce qui s’est passé.
— On ne sait pas exactement, dit-elle. Le Guillou aurait couché la gosse dans une chambre fermée à clé et, l’imaginant trop faible pour se lever, n’a pas pensé qu’elle chercherait à s’échapper par la fenêtre… Il y a un chemin qui longe la rivière, près de chez lui.