Il arracha les fils du téléphone et s’agenouilla. Elle respirait à peine, inerte et les yeux vagues après le terrible coup de poing qui l’avait en partie démolie… Mc Cash soupira : il avait failli la tuer. Comme Angélique. De ses mains…
Armagideon time
— Ça fait longtemps que tu attends ?
— Une cinquantaine d’années.
— Bah, fit Saholy, tu ne fais pas si vieux…
— Viens dans mon fossé, tu vas voir.
Elle sourit du bout des lèvres — son nez cassé lui élançait encore.
Ils s’étaient donné rendez-vous Chez René, un bar à ploucs où la métaphysique se résumait à gober les mouches sous un nuage de couperose : Mc Cash tenait à avoir une petite discussion avec l’assistante sociale avant de répondre aux convocations de Ledu, et le bistrot post-agricole était bien le dernier endroit où on viendrait le chercher.
Le borgne avait bu la veille au soir dans les bars de Rennes, beaucoup plus qu’il n’avait soif. Il en avait marre des morts, des menteuses, des traîtres ; il avait bu pour chasser le sort et noyer le pus qui suintait de son œil, mais ça n’avait pas marché. Il s’était réveillé dans la rue, comme au bon vieux temps, sous le porche des portes Mordelaises, frémissant, les os poisseux. Mc Cash s’était réchauffé dans un bar en bas de la place des Lices, avait pris des cafés-calva au comptoir pour tenir le coup et dévoré tout ce qui lui passait à portée de main. Après quoi, il avait dormi deux heures dans sa voiture près d’un lac, avant de rouler jusqu’à Montfort où il avait rendez-vous.
En attendant, les habitués ne parlaient plus que des crimes qui avaient secoué la ville et la fille au nez cassé qui venait d’entrer dans le bistrot faisait sensation : l’Irlandais paya son café et quitta le bar de péquenots.
— Où est la petite ? demanda-t-il en sortant.
— Chez moi, comme tu me l’as demandé, répondit Saholy. Je l’ai déposée en arrivant tout à l’heure.
— Comment elle va ?
— Elle préférait le Jura, fit-elle en prenant le ciel gris à témoin.
Saholy avait senti la distance et, du coup, la maintenait :
— Pourquoi tu nous as demandé de rentrer si tôt ?
— Il fallait que je te parle avant d’aller voir Ledu.
— Ça ne pouvait pas se faire par téléphone ?
— Non.
Elle le regardait de travers :
— Dis donc, tu as l’œil drôlement rouge : qu’est-ce qui t’arrive ?
Mc Cash ouvrit la portière de la Clio garée sur la place.
— Allons faire un tour…
La métisse ne se méfiait pas. Il la laissa conduire.
Ils prirent la route d’Iffendic, encore couverte de givre. Il n’y avait plus de neige sur les talus, que de la boue. Mc Cash se sentait accablé. Il était venu ici pour voir si sa fille marchait à peu près sans lui avant de tirer sa révérence, il avait tué des gens, des tas de gens… Sous ses yeux mêmes parfois : comme père, il se posait là. Et maintenant Saholy qui participait aux partouzes chez Levasseur et qui ne lui avait rien dit… La duplicité lui faisait perdre toute beauté.
— Tu en fais une gueule, dit-elle.
— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un pansement.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ça dépend de quel côté on le prend.
— Ah bon. Alors du côté d’Alice, il faut le prendre comment ?
— Elle, elle devrait pouvoir s’en tirer…
Ils roulaient maintenant en pleine campagne. Saholy se tourna brièvement vers lui.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? dit-il comme une hyène.
— De quoi tu parles ?
Impossible de savoir ce qu’elle avait derrière la tête.
— Levasseur organisait des partouzes avec son cousin Blanckaert, dit Mc Cash. L’une d’elles a été filmée, quelques jours avant Noël.
La voiture ralentit ostensiblement.
— Je t’ai vue, dit-il, avec une fille…
— Et alors ? J’aime la chatte, tu n’avais pas compris ?
— Moi aussi, renvoya-t-il, ce n’est pas une raison pour devenir complice de meurtre.
Les chênes ployaient dans le ciel maussade : Saholy pila au milieu de la route.
— Je n’ai rien à voir là-dedans, siffla-t-elle depuis son nid de pansements.
— Barbara Ledu servait d’informatrice moyennant finances, poursuivit Mc Cash : ce ne serait pas sa chatte que tu bouffais sur la photo ?
Saholy eut un rictus de dégoût qui remontait à son enfance malgache :
— Qu’est-ce que tu essaies de me faire dire ? Que parce que je couche avec des femmes en comité restreint, je suis une pute tout juste bonne à tondre ?
Des traits noirs enflammés giclaient de ses meurtrières.
— Non, répondit le borgne. Mais tu couches avec des hommes impliqués dans une affaire de meurtres et tu ne m’as rien dit.
— Tu m’as parlé d’un Blanckaert, s’exaspéra-t-elle : pas d’un Levasseur !
— Tu parles d’un argument…
— Ce que je fais avec mon sexe ne regarde personne.
— Tu n’as pas été présentée au cousin Alain ?
— Non, dit-elle en secouant sa tignasse. Ça ne se passe pas comme ça.
— Tu connais quand même les noms de certaines personnes avec qui tu baises ou tout le monde s’appelle par des noms de bite ?
Comme une voiture approchait dans leur dos, Saholy gara la Clio dans le chemin forestier. Cette tête de pioche n’en démordait pas :
— C’est Barbara Ledu, la fille avec toi sur la photo ?
— Tu me fais une crise de jalousie ou quoi ?
— Arrête, tu veux.
— Oui, c’était sa chatte : oui ! Entre autres ! Nom de Dieu, s’énerva-t-elle, qu’est-ce que tu crois ? Parce qu’on couche ensemble, on se dit tout ? D’où tu sors, Roméo ? ! Je ne connais pas ton Blanckaert même si j’ai peut-être couché avec, et de Barbara je ne connais que son cul : ça te va ? J’ai baisé aussi sa sœur si tu veux le savoir, et la tienne si elle avait été là : qu’est-ce que ça peut te faire ? !
Un écureuil grimpa au chêne voisin comme poursuivi par une meute de fouines.
— Barbara a vendu vos culs à la mère Sainte-Perse, dit Mc Cash.
— Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?
— Un carnage. C’était elle la commanditaire. Barbara était sa complice.
— Barbara ne m’a jamais rien dit de ses arrangements avec la mère Sainte-Perse, comme tu dis. Putain, s’agaça-t-elle : comment voulais-tu que je fasse le lien ? !
La bruine collait au pare-brise. Saholy avait coupé le moteur et lui lançait toutes sortes de cailloux imaginaires. Il ébroua sa carcasse :
— Ledu est au courant que sa femme s’envoie en l’air avec la moitié du canton ?
Elle haussa les épaules :
— Je n’en sais rien, je ne pense pas… Contrairement à ce que tu crois, les participants sont triés sur le volet et choisis aussi pour leur discrétion. C’est de l’amour consentant, du mikado : pas de l’abattage.
Voilà qu’elle se japonisait…
— Ouais. Si je comprends bien, tu ne connaissais donc rien d’Alain Blanckaert…
— Non.
— Et Levasseur ?
— Je préfère ses copines.
Au moins ça venait du cœur.
Comme son œil commençait à le démanger horriblement, il la crut.
Saholy tira alors un revolver de son sac :
— Tiens… Je n’en ai plus besoin.
La gueule de son .38 luisait faiblement sous le ciel pâle.