Ce qui ne résolvait pas le problème consistant à lui donner du mou. Elle avait déjà failli se faire cingler le visage par deux fois quand un marin lui montra la manœuvre. Elle essaya maladroitement d’imiter ce qui, dans des mains expérimentées, était un mouvement parfaitement fluide.
— Ça viendra, tu verras, lui assura l’homme, avant de filer tout en criant pour empêcher un autre marin d’eau douce de se faire prendre la jambe dans une boucle et entraîner à la mer.
« Moi qui voulais apprendre des choses ! » Maïa comprenait à présent pourquoi bien des hommes étaient amputés d’un ou deux doigts. Un moment d’inattention et pfutt ! Elle s’obligea à ralentir ses mouvements et à réfléchir avant d’agir. Les cris des boscos étaient moins terrifiants que cette vision atroce.
La poussière de charbon qui recouvrait tout n’arrangeait rien. Heureusement, elle n’avait pas à monter dans le gréement où les matelots grimpaient comme des singes.
Quand sa tâche l’appelait à bâbord, elle jetait un coup d’œil au Zeus qui voguait à même allure, deux cents mètres plus à l’est. Une fois, elle crut voir la mince silhouette de Leie qui courait gauchement sur le pont, mais elle n’osa pas lui faire signe. Elle était visiblement en plein travail.
Enfin, les deux navires quittèrent les eaux côtières et mirent le cap sur le large. Le vent soufflait du nord, gonflant les voiles et faisant tourner le générateur électrique de la poupe. Les officiers déclarèrent une pause.
Maïa se laissa tomber sur le pont, bras et jambes rompus. « Vous avez intérêt à vous y faire, leur dit-elle. L’aventure, c’est quatre-vingt-dix pour cent de souffrance et d’ennuis. » L’adage se poursuivait, disait-on, par : « et dix pour cent d’horreur absolue », mais ça, elle espérait encore y couper.
Un vieil homme apparut devant elle avec un seau et une louche. Prenant soudain conscience de la soif qui la tenaillait, elle but avidement… et s’étrangla. « De l’eau de mer ! »
Elle sentit des regards se tourner vers elle et tenta avec embarras de dissimuler sa réaction. Elle n’était plus la fille d’un clan riche qui possédait son propre puits artésien. Dans les quartiers pauvres de la ville, les vars et même les clones de basse caste buvaient de l’eau de mer toute leur vie.
Bénie soit notre Mère Stratos pour les douces eaux de ses océans, disait une parabole ironique qui n’appartenait à aucune liturgie. Et bénie soit Lysos pour nos reins qui les supportent. Sa soif l’emporta et elle termina la louche. Le vieil homme la surprit alors en lui dédiant un sourire et en passant affectueusement sa main dans ses cheveux hirsutes.
Maïa se raidit, sur la défensive, puis se raisonna. Il en fallait un peu plus pour déclencher le rut chez un mâle. Et puis il faudrait qu’il ait vraiment un besoin pressant pour perdre son temps avec une vierge comme elle. En fait, le vieux lui rappelait un peu Bennett à l’époque où dans ses yeux brillait encore une lueur. Elle lui rendit timidement son sourire. Le marin s’éloigna en riant pour donner à boire aux autres.
Un coup de sifflet retentit, mettant fin à la pause, mais les ordres se succédaient désormais à un rythme moins rapide. Les nouvelles corvées consistaient à ranger le pont et à ajuster les panneaux. Maintenant qu’elle avait le loisir de regarder autour d’elle, Maïa s’étonna de trouver les matelots beaucoup moins mystérieux et étranges qu’elle ne pensait. Ils vaquaient à leurs tâches avec le sérieux et l’efficacité de n’importe quelle artisane dans son atelier. Ils partaient de grands éclats de rire contagieux, et Maïa, en faisant attention, parvenait à suivre leur dialecte gouailleur, mais le sens de la plupart de leurs plaisanteries lui échappait.
Par-delà l’agitation ou l’indolence qui caractérisait, selon la saison, leur comportement à terre, Maïa savait que les hommes menaient des existences épuisantes et dangereuses en mer. Même l’équipage de ce sabot crasseux devait, pour survivre, faire preuve non seulement de force mais aussi d’intelligence et de concentration – deux des plus grandes qualités féminines –, et elle se posait quantité de questions quant aux tâches qu’elle leur voyait accomplir avec tant de diligence.
Cela dit, elle s’interrogeait encore davantage sur les femmes du bord. Nées en été ou en hiver, elles étaient de son espèce, alors que les hommes étaient d’une autre race.
Sur le gaillard d’arrière, on voyait les passagères de première classe, reconnaissables à leurs vêtements de qualité. Seules des clones pouvaient se permettre de payer leur traversée, même sur des navires comme celui-ci. Maïa repéra deux Ortynes, trois Bizmishes et plusieurs femmes de types inconnus, sûrement originaires de villes situées plus au nord.
Les passagères qui travaillaient pour payer leur passage étaient toutes des vars comme elle-même. Elles formaient un groupe disparate, à l’air plus âgé et plus endurci qu’elle.
Pour certaines, toujours en quête de l’endroit spécial où elles trouveraient leur niche, ce devait n’être qu’une étape parmi tant d’autres sur les mers de Stratos.
Maïa se dit qu’elles avaient bien fait de voyager séparément, sa sœur et elle. Elle n’avait déjà que trop l’impression d’attirer les regards quand le repas de midi fut servi.
— Tiens, Pu-pucelle, dit une var noueuse, entre deux âges, en versant du ragoût dans une écuelle cabossée. Tu veux une serviette ? ajouta-t-elle avec un clin d’œil à ses compagnes.
Elle se payait la tête de Maïa, bien sûr. Il traînait çà et là des chiffons graisseux, mais le dos de la main semblait être le système d’essuyage en vigueur sur ces eaux.
— Non merci, répondit Maïa d’une voix presque inaudible, ce qui ne fit qu’accroître l’hilarité des femmes.
Maïa se sentit rougir et regretta de ne pas ressembler davantage à ses mères et ses demi-sœurs lamaïs dont le visage ne trahissait jamais les émotions. Elle profita de ce que les femmes faisaient passer une cruche de vin et buvaient à la régalade pour s’éloigner avec le mystérieux ragoût.
« Personne ne te regarde. Et quand bien même, quelle importance ? » se répétait-elle, lorsqu’elle entendit marmonner :
— C’est d’jà pas marrant de d’voir respirer c’foutu charbon jusqu’à Gremlin, s’y faut en plus qu’je m’paye la puanteur d’une morveuse lamaï !
Maïa croisa le regard hargneux d’une var de huit ou neuf ans. Sa blondeur et sa mâchoire agressive rappelaient celles des Chuchyinnes, un clan rival de Lamatie. Était-ce une demi ou une quart Chuchyinne qui remâchait de vieilles rancœurs ?
— Reste sous l’vent, Lamaï, grogna la var, et elle eut un reniflement de satisfaction quand Maïa détourna les yeux.
« Lysos ! Jusqu’où devrai-je aller pour échapper à Lamatie ? » Maïa n’avait-elle reçu en héritage que la haine envers un clan connu pour son égoïsme ? Elle était tellement absorbée qu’elle sursauta quand on la poussa du coude. Elle tourna les yeux vers deux prunelles vert pâle, ombrés par un bandana bleu marine. Une petite femme à la peau tannée et aux cheveux noirs, vêtue d’un short et d’un bustier rapiécé, lui tendit la cruche de vin avec un petit sourire et lui dit tout bas :
— Du calme. Elles sont comme ça avec toutes les cinq ans.
Maïa la remercia d’un bref signe de tête, porta la cruche à ses lèvres… et se retrouva pliée en deux par une quinte de toux. Ce qui relança les rires, mais ils avaient maintenant une tonalité différente, plus indulgente. « Elles ont toutes eu cinq ans et elles s’en souviennent, comprit Maïa. Il faut que j’y passe, moi aussi. »
Maïa se détendit un peu et écouta les conversations. Les femmes comparaient divers endroits, évoquaient les opportunités qui pourraient se présenter au sud et ironisaient sur l’incident de Port Sanger. L’idée qu’une ville entière avait été appelée aux armes par la faute de pirates maladroites les faisait mourir de rire. « Ça n’avait rien de drôle pour celle qui est morte », songea Maïa. Mais ne disait-on pas que la tragédie était l’une des bases de l’humour ?