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À certains détails glanés çà et là, Maïa comprit que certaines de ces vars avaient elles-mêmes porté le bandana rouge. Imaginons qu’une bande d’estiviennes au bout du rouleau signent un pacte, louent une goélette rapide et que des hommes acceptent d’amener leur précieux bateau contre un cargo, leur donnant l’occasion de risquer le tout pour le tout… La Savante Judeth avait dit pourquoi la piraterie était tolérée :

— C’est une soupape de sûreté. Lysos s’est contentée d’édicter des règles pour éviter que la piraterie n’échappe à tout contrôle. Et si des pirates allaient trop loin, avait-elle ajouté avec une assurance inquiétante, nous avons les moyens d’y remédier.

Maïa ne lui avait pas demandé comment. Elle préférait songer aux légendes qui circulaient sur la toute première Lamaï, la var qui avait fait d’un embryon de ruche un empire commercial. On ne savait pas très bien comment elle s’était procuré sa mise de fonds. Peut-être un bandana rouge gisait-il au fond d’un tiroir, dans les archives poussiéreuses du clan…

Quelques-unes des vars du bord semblaient faire partie de l’équipage régulier du Wotan. Maïa trouvait étrange que des femmes se commettent avec l’autre race intelligente de la planète pour se reproduire. Des femmes et des hommes pouvaient-ils vraiment vivre et travailler côte à côte sans se rendre mutuellement dingues ? Tout en faisant la vaisselle, elle observa ces femmes d’équipage. De quoi pouvaient-elles bien parler avec les hommes, dans le dialecte chantant de la mer ?

Maïa vit que la petite femme brune qui lui avait parlé avec gentillesse faisait partie de ces matelotes professionnelles. Elle tenait une pique treppe, un modèle d’exercice de cinq pieds de long muni d’une fourche matelassée en Y à un bout et d’un crochet capitonné à l’autre. Elle avait l’air de lancer un défi à deux camarades mâles, qui le relevèrent en souriant.

D’un placard, un homme tira des jetons blancs d’un côté et noirs de l’autre. Il en prit un et vérifia les huit pales disposées sur les bords et aux coins. Maïa reconnut les pions à ressort avec lesquels les marins jouaient au jeu de la Vie. Les pales servaient aux pièces à « reconnaître » la position de ses voisines, à savoir si elle devait montrer sa face blanche ou sa face noire. Un pion isolé ne servait à rien ; alors pourquoi l’homme insérait-il une clé dedans pour le remonter ?

Programmée normalement, cette mécanique rudimentaire faisait tomber en douceur une rangée de petits panneaux à volets, exposant son côté blanc, sauf si trois de ses pales – et pas deux, quatre ou huit – étaient en contact avec des pions dans un intervalle de temps donné. Dans ce cas, il restait inerte.

Le marin s’approcha de la petite femme, plaça le pion sur le pont devant elle et posa légèrement le pied dessus pour l’empêcher de se déclencher. De la pique treppe qu’elle tenait à deux mains, elle lui fit signe qu’elle était prête.

Le marin recula et le pion se mit à cliqueter. Au huitième battement, la femme donna trois petits coups de sa lance au pion. Un battement passa sans que le pion réagisse, puis la mesure de huit battements reprit, mais plus vite. La femme refit les mêmes gestes en choisissant trois autres pales. Elle donnait une impression d’aisance, mais la pièce avait été programmée pour accélérer son rythme et elle émettait des rafales de cliquetis. Le bâton de la petite femme dansait de plus en plus vite et son extrémité ne fut bientôt plus qu’un brouillard.

Soudain, les pales basculèrent avec un déclic retentissant et le pion devint blanc. Un marin cria « Vingt-huit ! » et la femme éclata d’un rire dépité devant ce maigre score.

— Voilà c’que c’est que d’se pinter et d’fainéanter à terre ! ironisèrent ses camarades.

L’un des hommes s’apprêtait à remonter le pion lorsque le second du Wotan descendit du gaillard d’arrière et prit la petite brune à part. Ils échangèrent quelques paroles, puis l’officier repartit. La femme souffla dans un sifflet.

— Les passagères de seconde classe à l’arrière ! ordonna-t-elle en faisant signe aux vars de se ranger à tribord. J’m’appelle Naroïne. J’suis boscotte, comme Jum et Rett, et v’z’avez intérêt à vous en souv’nir. J’suis aussi maîtresse d’armes.

Maïa la croyait sans peine. Ses jambes étaient couturées de cicatrices, elle avait eu le nez cassé au moins deux fois, et sa musculature, sans être comparable à celle d’un homme, était imposante.

— V’z’avez toutes vu hier soir qu’les rumeurs étaient fondées : y a des pirates au nord, et elles pourraient bien s’intéresser à nous un d’ces jours.

Pour Maïa, c’était tirer des conclusions un peu hâtives d’un incident isolé, mais Naroïne prenait son rôle au sérieux. Elle le fit savoir, en tenant sa pique en travers de son dos.

— L’capitaine veut qu’on s’tienne prêtes en cas de pépin. On s’laissera pas bouffer toutes crues. Si une bande d’uniks croit pouvoir nous piquer c’bateau…

— Qui c’est qu’en voudrait ? murmura la var qui avait débiné les « morveuses lamaïs », déclenchant des rires étouffés. Faudrait êt’dingue pour faucher une cargaison d’charbon !

— Les cours montent, et l’manque à gagner pourrait ruiner les proprios…

Les explications de la boscotte furent interrompues par un bruit obscène. Elle foudroya la Chuchyinne du regard, mais celle-ci bâillait nonchalamment. Naroïne fronça les sourcils.

— À quoi bon expliquer les ordres du capitaine à des gourdes d’vot’espèce ? Un équipage qui veut rien apprendre…

— Qui c’est qu’a b’soin d’apprendre ? reprit la grande var en prenant ses compagnes de voyage à témoin. Si des pirates s’amènent, on les renverra vite fait chez leurs papas chéris.

— D’accord, fit la boscotte. Attrape une pique et montre-moi comment tu t’battras, si elles te tombent dessus.

Reniflement. La variante chuchyinne cracha sur le pont.

— J’préfère r’garder, si ça t’dérange pas.

— Écoute-moi bien, merdouille d’été, fit Naroïne d’une voix âpre. Tant qu’t’es à bord, t’obéis aux ordres, sinon tu sautes à la baille et tu rentres chez toi à la nage !

La grande femme et ses camarades lancèrent à la boscotte des regards haineux. La confrontation paraissait inévitable.

— Un problème, maîtresse d’armes ? fit une voix grave.

Le capitaine Pegyul, qui ne payait pas de mine à la taverne bizmishe, était maintenant impressionnant. Trois anneaux de cuivre, emblèmes de son rang, entouraient un biceps gros comme la cuisse de Maïa. Il était flanqué de deux hommes encore plus baraqués que lui. Tous trois étaient moulés dans des maillots de corps bleus, ce qu’ils ne se seraient jamais permis à terre. Maïa était fascinée par ces torses. On disait que parfois, dans la chaleur de l’été, les mâles se battaient avec des lugars pour le Plaisir et qu’il leur arrivait d’avoir le dessus.

— Non, non, capitaine, répondit calmement la boscotte. J’expliquais aux passagères de seconde classe qu’elles devaient s’entraîner pour défendre la cargaison.

— Vous avez le soutien de vos compagnons d’équipage, fit le capitaine d’un ton affable avant de se détourner.

Maïa eut un frisson qui ne devait rien au vent du nord. Les hommes qui étaient, les quatre cinquièmes de l’année, aussi placides que des lugars, étaient aussi des êtres intelligents, capables de décider de se mettre en colère, même en hiver.