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— J’peux toujours m’entraîner un poil, histoire d’pas perd’la main, marmonna la Chuchyinne en s’approchant du râtelier d’armes, mais au lieu de choisir l’autre pique d’exercice rembourrée, elle saisit une treppe de combat, en bois de yarri.

Naroïne recula contre le panneau de cale arrière. La grande var la suivit, marquant la poussière de ses sandales. Les deux femmes commencèrent à tourner l’une autour de l’autre.

Maïa jeta un coup d’œil aux deux grands marins avec un mélange de curiosité et de dégoût envers les choses du sexe. Son ignorance était normale. Peu de clans laissaient leurs filles entrer dans leur palais de la Joie, où les danses de séduction entre marins et futures mères aboutissaient à diverses consommations, selon la saison. Une des ambitions qu’elles nourrissaient, Leie et elle, était de bâtir un palais à elles, où elles pourraient découvrir les délices improbables consistant à unir son corps à un autre corps comme ceux, énormes et velus, qu’elle avait sous les yeux. Cette seule idée lui donnait de curieux maux de tête.

Naroïne ne paraissait pas pressée de prendre l’offensive. Peut-être était-elle désavantagée par son arme. La Chuchyinne, qui faisait tournoyer sa treppe d’une main, bondit pour faucher les jambes de son adversaire… et se retrouva soudain avec ces mêmes jambes autour du cou. La boscotte avait coincé sa pique contre le pont et s’en était servie comme d’une perche pour sauter sur l’autre femme. La var chancela, lâcha sa treppe et tenta de griffer son adversaire, mais deux poings d’acier lui paralysèrent les mains. Ses genoux fléchirent et son visage commença à s’empourprer.

Maïa reprit enfin son souffle quand Naroïne sauta à terre, laissant l’autre s’écrouler. La boscotte saisit la lance que son adversaire avait lâchée et lui coinça la gorge contre le pont avec la fourche. Elle était à peine essoufflée.

— Bas-toi comme ça contre des pirates, et elles front pas qu’nous prend’le fret ou t’vendre pour une saison d’travaux forcés. Elles t’foutront à la mer, avec tes copines. Et personne lèvera le p’tit doigt pour les en empêcher ! Ela !

— Ela ! reprit en chœur l’équipage féminin.

La boscotte jeta la pique sur le pont. Le souffle court, maculée de suie, la Chuchyinne s’éloigna piteusement sous les regards amusés des clones qui observaient la scène depuis les premières classes.

— À qui le tour ? demanda Naroïne, et Maïa lui trouva tout à coup l’air moins petite.

« Je sais bien ce que ferait Leie, se dit-elle. Elle attendrait que les autres fatiguent Naroïne, elle repérerait ses faiblesses et lui rentrerait dans le lard. »

Mais elle n’était pas Leie. Elle n’aimait pas la bagarre. Elle n’avait qu’une envie : se trouver un coin peinard.

L’ennui, c’est qu’en même temps son esprit rationnel disait : « Finis-en une bonne fois pour toutes. » Si Naroïne voulait encourager les vertus féminines au combat, Maïa pouvait constituer un bon contraste avec la Chuchyinne, et elle tenait l’occasion de surprendre celles qui l’appelaient « Pu-pucelle ».

Elle s’avança en réprimant un tremblement nauséeux, prit la deuxième pique d’entraînement dans le râtelier, racla trois fois la poussière avec le pied, et s’inclina rituellement. Sa courtoisie lui valut un sourire bienveillant de la maîtresse d’armes. Les deux femmes tendirent leur pique, le crochet en avant, pour le premier et traditionnel contact…

On lui jetait de l’eau au visage. Maïa toussa et cracha. Une forme brumeuse devint lentement le visage d’un vieil homme… celui qui lui avait ébouriffé les cheveux.

— Ça va mieux ? Y a rein d’cassé, là-n’dans ? fit-il d’une voix lourdement accentuée.

— Je… je ne crois pas.

Elle voulut se lever, mais une douleur aiguë lui arracha un sifflement. Elle avait une estafilade au mollet gauche.

— C’est pôs ben grave. J’vas t’mett’qu’êt’chose ed’sus.

Maïa étouffa un gémissement. Le vieux lui appliqua un baume et la souffrance disparut par vagues, comme la marée descend. Son pouls se calma et sa blessure arrêta de saigner.

— Not’guilde est p’t’êt pôs riche, mais on a quèqu’gars qui s’débrouillent ben, aux labos du sanctuaire.

Certains hommes occupaient leur temps, entre deux traversées, à bricoler dans des laboratoires. Rares étaient les inventions qui attiraient l’attention des Savantes de Caria, mais cet onguent… Maïa aurait voulu en avoir un échantillon et savoir si quelqu’un en détenait les droits commerciaux.

Elle se redressa et regarda autour d’elle. Deux couples de passagères de seconde classe s’entraînaient sous la direction de la maîtresse d’armes. Plusieurs autres gisaient sur le pont, comme elle. Deux femmes d’équipage s’étaient installées près du capot avant, l’une jouant de la flûte tandis que l’autre chantait d’une voix d’alto douce et triste.

— Tss, fit le vieux loup de mer. Rein qu’des minab’, c’t’année. Des têt’ en l’air qui sav’pôs s’bat’.

— Mouais, marmonna Maïa, sans se mouiller.

Elle s’assit, puis, en se cramponnant à un bastingage, se leva sur une jambe. Allons, elle survivrait. La vraie douleur était rarement aussi insupportable qu’on le croyait.

Au fait, c’était drôle, mère Claire n’avait-elle pas dit la même chose à propos de l’accouchement ? Maïa frissonna.

Elle scruta la mer et découvrit le Zeus, un peu en arrière. Jusque-là, ce voyage avait constitué un véritable apprentissage, comme sa sœur l’avait promis. « Je lui souhaite de le trouver aussi intéressant que moi », songea-t-elle amèrement.

Deux semaines plus tard, à Queg, leur première escale, les jumelles se revirent enfin après la plus longue séparation de leur vie, et elles eurent la même réaction. Elles se toisèrent de la tête aux pieds… et éclatèrent de rire simultanément.

En bas de la jambe droite de Leie, en un endroit qui était le reflet de sa jambe gauche, Maïa vit une bande de tissu cicatriciel rose et neuf, en train de guérir sous l’influence bénéfique du soleil, du grand air et de l’eau salée.

Les humains, qui ignorent la limitation naturelle des naissances, pulluleront jusqu’à ce que Stratos ne puisse plus subvenir à leurs besoins. Aurons-nous quitté la Terre et fait tout ce chemin pour répéter ici la même catastrophe ?

La persuasion, en ce domaine, est sans effet à long terme. Les temps, les mœurs changent, et les instincts naturels finissent toujours par l’emporter sur la morale.

Nous pourrions limiter génétiquement chaque femme à deux naissances, mais les réfractaires au programme se multiplieraient plus vite que les autres, vouant ce projet à l’échec. De plus, nous ne pouvons interdire à nos descendants le recours à un renouvellement rapide de l’espèce en cas de besoin.

Notre seul espoir consiste à lier pour toujours l’intérêt individuel au bien commun.

Cela vaut pour l’autre problème, celui qui a déterminé cette coalition vouée à en finir avec les demi-mesures et les compromis, le problème auquel nous comptions trouver une solution durable en venant sur ce monde lointain.

Le problème de la sexualité.

Lysos, extrait de l’Apologie.

Chapitre III

Lanargh, leur seconde étape, n’était pas un grand port, par comparaison avec ceux du continent de l’Arrivée, mais les jumelles qui venaient de passer des semaines en haute mer à louvoyer entre les icebergs hésitèrent un moment.