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Les propriétaires du Zeus et du Wotan n’avaient trouvé à Queg que peu de clientes pour le charbon de Port Sanger, et les deux bâtiments étaient repartis dans les énormes vagues, avec pour seul allié un vent inconstant. Maïa avait étouffé plus d’un soupir de soulagement au passage de ces terribles îles de glace flottante, en songeant que le Zeus était assez près pour leur porter secours en cas de malheur.

Quand elle revit la terre pour la seconde fois, à la monotonie de la toundra avaient succédé des forêts de conifères et de séquoias géants dont les ancêtres étaient arrivés sur Stratos en même temps que les siens. Des générations de forestières avaient aidé les arbres terriens à remporter leur combat silencieux contre la végétation indigène. Des clans de bûcheronnes envoyaient maintenant les troncs, par flottage, vers la mythique Lanargh.

Au cap du Défi, un dragon de pierre étendait ses ailes protectrices sur le port. Cette statue qui symbolisait l’amour de Mère Stratos commémorait la victoire sur l’Ennemi venu de l’espace au temps où femmes et hommes combattaient côte à côte pour sauver leur colonie, leur vie et leur progéniture. Maïa savait peu de chose de cette ténébreuse époque ; on n’insistait guère sur l’enseignement de l’histoire chez les Lamaïs.

Les cinq fameuses collines de Lanargh apparurent, avec leurs cinq cents citadelles claniques de pierre claire et leurs jardins. Port Sanger était une grande ville cosmopolite, dont le commerce dominait la mer de Parthéno, mais Maïa comprit pourquoi on appelait Lanargh « la porte de l’Orient ».

Une fois les navires au mouillage, les propriétaires bizmishes de la cargaison allèrent rencontrer des clientes potentielles, puis marins et officiers descendirent à terre. Maïa retrouva Leie sur le quai et elles partirent bras dessus, bras dessous, à la découverte de la ville.

Les rues et les places grouillaient de clones aux coiffures compliquées, élégamment vêtues et magnifiquement identiques. Les jumelles humèrent des parfums inconnus et virent des créatures qu’elles ne connaissaient que par les livres, comme les singes hurleurs rouges et les dragons d’eau douce aux ailes diaphanes juchés sur l’épaule de leur propriétaire, et qui sifflaient à la face des passants ou volaient des raisins aux étalages. Elles achetèrent des friandises à une colporteuse, rirent aux bouffonneries d’un petit clan de jongleuses, évitèrent les harangues de candidates aux élections, s’étonnèrent de l’étrangeté du monde et de ses merveilles. Jamais Maïa n’avait vu autant de faciès inconnus. Port Sanger comptait des milliers d’âmes, mais guère plus de quelques centaines de types faciaux différents.

Des vars leur laissaient le passage avec déférence, comme à des hiverniennes, leur donnant un avant-goût de ce que pourrait être leur vie si leur plan secret réussissait.

— Je le savais ! souffla Leie. Les jumelles sont assez rares pour que les gens se méprennent. Notre plan peut marcher !

Tout en partageant l’enthousiasme de Leie, Maïa savait que le succès dépendrait d’une infinité de détails. Elle insista pour que, au lieu de bayer aux corneilles, elles en profitent pour quadriller le port à la recherche d’informations utiles.

Mais la ville était un creuset de langages inconnus, de dialectes familiaux rauques et incompréhensibles, transmis de mère en fille. D’abord, cela énerva Leie : à Port Sanger, tout le monde parlait la même langue. Puis elle s’en réjouit.

— Nous aussi nous aurons notre jargon secret, quand nous fonderons notre clan.

Elles s’étaient amusées, quand elles étaient petites, à inventer des codes, des cryptogrammes et un langage secret. Maïa n’avait jamais cessé de créer des anagrammes ou de découvrir des schémas dans les cubes de la crèche. Peut-être était-ce ce qui l’avait amenée à s’intéresser aux constellations dont les schémas scintillants laissaient entrevoir le code personnel du Créateur, ouvert à qui voulait bien le déchiffrer.

Devant le Temple municipal, une Prêtresse orthodoxe à la robe gansée de pourpre bénissait des marins agenouillés. Elle appelait sur eux l’esprit protecteur des mers, des vents et des îles afin qu’ils trouvent un havre au bout de leur voyage. La psalmodie se termina par un passage cryptique des Écritures où il était question de la camaraderie sacrée dans le danger. À en croire la prononciation saccadée de la sainte femme, le clergé avait lui aussi son « langage » particulier.

— Ains idonc… leurn avires… souven tesfois… danleb esoin… invoqueeeq… idemeurec… aché…

Le Quart Livre des Écritures, rebaptisé « Enigme de Lysos », était écrit dans un alphabet particulier de dix-huit lettres. Maïa s’était souvent amusée à réfléchir sur les passages sibyllins qui ornaient les murs de la chapelle de Lamatie.

— Faut que je retourne au boulot, soupira Leie en regardant l’horloge du Temple. Corvée de nettoyage. Le privilège des vars ! Notre capitaine aimerait que ce vieux Zeus rafle plus de clientes que le Wotan, même si tout finit dans la poche des mêmes proprios et de la même guilde. Tes boscos sont aussi pénibles que les nôtres ?

Maïa trouvait qu’elle apprenait beaucoup aux côtés de Naroïne et des autres, et elle s’aguerrissait de jour en jour. Surtout, elle aurait parié que sa sœur était punie, probablement pour avoir ouvert son clapet quand elle aurait mieux fait de le fermer, mais elle se garda bien de le lui dire.

— Allez, nos mères seraient fières de nous voir trimer tout en bas de l’échelle, comme ça, fit-elle avec bonhomie.

— Nous n’y resterons pas longtemps, et nous reviendrons avec assez de baguettes de crédit pour acheter le palais ! repartit Leie en riant, et Maïa ne put retenir un sourire.

Maïa poursuivit sa promenade, mais Leie lui manquait. Elle aurait aimé lui montrer des choses, sentir qu’elle n’était pas seule dans cette mer de visages inconnus. D’un autre côté…

C’était comme si ses sens étaient exacerbés, car tout lui apparaissait avec une acuité nouvelle : les manœuvres vars qui suaient sous leur fardeau, les mendiants qui agitaient leur sébile portant le sceau du Temple, les femmes qui paraissaient se demander si sa bourse était bien attachée… « C’était une bonne idée de prendre des bateaux différents, se dit Maïa. Pour moi, en tout cas. J’en avais besoin. »

Des enseignes ornées d’armoiries prétentieuses vantaient des clans et des produits dont elle n’avait jamais entendu parler. Quelques échoppes étaient tenues par des femmes seules, associées dans l’espoir d’entamer une lente ascension vers la réussite. À l’opposé, l’hôpital de la ville semblait en même temps moderne et terne, les toubibes en blouse blanche n’ayant nul besoin de mettre en avant leur origine clanique.

Une petite procession fendait la foule à coups de trompes, de cymbales et de tambours : une société secrète d’hommes qui défilait dans des atours flamboyants en portant sur leurs épaules des maquettes de bateaux, des zep’lins en bois et de mystérieux totems. Les passantes s’écartaient de bon gré. Seul un petit groupe de femmes refusa hargneusement de faire un pas de côté, obligeant le cortège à les contourner.

« Sacrées Perkinistes ! songea Maïa. Elles ne peuvent pas fiche la paix à ces pauvres hommes et s’en prendre à des adversaires à leur taille ? »

Elle remarqua des échoppes de chiromanciennes, de sorcières et de phrénologues avec leurs instruments de mesure : compas, cartes crâniennes bigarrées et mètres à ruban. Elle songea un instant à consulter, mais les tarifs l’en dissuadèrent. De toute façon, on ne pouvait rien changer à la forme de sa tête.

Plus loin, trois rouquines montraient à des clientes des catalogues reliés de cuir. Sans doute des conceptrices de slogans publicitaires et de langages secrets. Pour réussir, il suffisait souvent de lancer un produit ou un service inédit.