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— Ça, c’est une niche, murmura-t-elle, admirative. Dommage qu’elle soit déjà prise. Je l’aurais bien explorée…

— Tout est déjà pris, ma sœur. Tu ne le savais pas ? C’est pourtant dans les signes.

Maïa se retourna et se retrouva face à une jeune femme vêtue de la robe à capuchon gansé d’un ordre religieux. Une Prêtresse, ou une novice, qui tenait des brochures jaunes et la dévisageait à travers d’épaisses lunettes.

— Euh… quels signes, ma sœur ? bredouilla-t-elle.

— Les signes annonçant que nous entrons dans une Ère de changement. Tu as sûrement remarqué la tension actuelle ? Les dirigeantes de clans se plaignent de l’augmentation de la natalité estivale, mais qu’y peuvent-elles ? C’est une force venue de Stratos elle-même, au mépris des conséquences.

— Les conséquences ? fit Maïa, réfrénant l’envie de fuir que lui inspiraient ordinairement les ecclésiastiques.

— Des conséquences néfastes pour les grandes maisons, les bureaucrates de Caria et ces hordes d’estiviennes, pour lesquelles il n’y a pas de place sur cette planète – sauf une.

Aha ! se dit Maïa. Une racoleuse ! La Prêtrise n’était pas plus sélective que la Guardia de Port Sanger. Prononcer ses vœux était, pour une var, l’assurance de ne pas mourir de faim. Cela impliquait, certes, de renoncer à porter des enfants ou à fonder son propre clan, mais combien d’estiviennes y arrivaient, de toute façon ? Et puis Stratos tout entière devenait l’amante de qui prenait la robe, et toutes les Stratoïnes ses filles. Elles étaient tous les jours plus nombreuses à choisir cette voie, la voie de la sécurité. Résultat, à Lanargh, on marchait sur les Prêtresses et les diaconesses.

— Ne le prenez pas mal, dit Maïa en reculant, mais je ne crois pas que ma place soit au Temple.

La Prêtresse ne parut pas découragée.

— Mon enfant, il suffit de te regarder pour le savoir.

— Alors, que… ?

L’autre lui fourra un papier dans la main. Maïa lut les premières lignes :

Les Extérieurs : menace ou défi ?

Sœurs de Stratos ! Les sages et les Conseillères de Caria ne nous disent pas la vérité sur le vaisseau spatial qui est apparu dans nos cieux. Il amènerait des émissaires du Phylum hominien, que nos ancêtres ont abandonné depuis si longtemps, mais pourquoi nous en dit-on si peu ? Les Savantes et les autorités invoquent la « dérive linguistique » et de prudentes « mesures de quarantaine », mais il est évident que les grandes de ce monde qui siègent orgueilleusement au Conseil, au Temple et à l’Université, ne sont que des lâches…

La harangue, écrite dans un style ampoulé, était difficile à suivre, mais il était évident qu’elle n’était pas favorable à l’autorité établie. Maïa releva les yeux sur la jeune femme.

— Vous êtes une hérétique, souffla-t-elle.

— Petite futée. Il n’y en a pas, là d’où tu viens ?

— Nous sommes un peu à l’écart, répondit Maïa avec un vague sourire. Nous avons des Perkinistes…

— Il y en a partout, surtout depuis que le vaisseau Extérieur leur donne un prétexte pour répandre leurs histoires de croque-mitaine : le Phylum nous envoie des vaisseaux pleins de mâles stupides et velus, pis que les Ennemis de jadis.

— Euh… c’est peut-être un peu caricatural.

— En tout cas, la hiérarchie du Temple est dans tous ses états à l’idée que des humains venus de l’extérieur puissent débarquer sur Stratos et la changer pour toujours, ironisa l’hérétique. Ces idiotes n’imaginent évidemment pas que c’est peut-être le moment que Lysos attendait depuis le début !

— Pour vous, le vaisseau stellaire n’est pas une menace ?

— Pas pour mon ordre, les Sœurs de l’Aventure. Dans les premiers temps de Stratos, une reprise de contact aurait pu être dangereuse. Mais notre mode de vie a fait ses preuves. Tu sais comment se passaient les choses dans les Anciens Mondes, avant l’Exode de nos Fondatrices ? C’était un chaos bestial ! fit la femme avec passion. Une vie pleine de violence et d’incertitudes, surtout pour les femmes et les enfants. Et c’est sûrement encore le cas dans les mondes qui n’ont pas été détruits par l’Ennemi ou par l’agressivité des mâles humains.

— Mais l’Extérieur prouve qu’il reste des colonies qui…

— Exactement ! Des dizaines de mondes agonisants nous supplient peut-être de leur apporter le salut.

— Vous croyez que nous devrions accepter le contact… et envoyer des missionnaires ? demanda Maïa partagée entre l’envie de prendre la fuite et la fascination.

— Il y a une raison à tout, y compris à l’augmentation des naissances d’été alors que les niches sont si rares. Enfin, rares sur Stratos, mais pas là-haut ! fit la novice avec ferveur en levant un doigt vers le ciel. C’est l’appel du Destin, et les imbéciles timorées de Caria nous barrent la route !

« Si tu découvrais que tu comptes pour du beurre, que tu n’es rien pour les grandes de ce monde, tu t’inventerais peut-être, toi aussi, un complot destiné à te priver de la place qui te revient de droit, celle de la cheffe menant le monde vers la lumière, se dit Maïa. Sauf que des lumières, il y en a tant…»

Maïa réserva son jugement sur l’idée grandiose de l’Aventuriste. Elle valait peut-être la peine qu’on se penche dessus.

— Je vais lire ça, dit-elle en indiquant le tract. Mais…

La jeune Prêtresse regardait par-dessus son épaule.

— Très bien, dit-elle distraitement. Mais je dois partir. Aux étoiles, ma sœur, fit-elle en se fondant dans la foule.

— Ela !, ma sœur, répondit Maïa à ce salut inhabituel, puis elle se retourna pour voir ce qui l’avait effrayée.

Quatre solides femmes approchaient en balançant nonchalamment des cannes qui ne devaient pas servir qu’à marcher. Des gardiennes du Temple. L’hérésie n’était pas un délit officiel, mais la hiérarchie du Temple avait des moyens de la rendre moins agréable à suivre que le dogme classique. De tous les mouvements marginaux, seul le perkinisme était assez fort pour que personne ne se risque à molester ses adhérentes.

« Allons, il doit bien rester quelques niches », songea Maïa en observant les femmes à l’air sévère qui obligeaient même les Gardes de la Cité à leur laisser le passage. « Des vars motivées trouveront toujours du travail dans ce monde. »

Mais elle devait regagner le Wotan avant le crépuscule. Corvée de popote. Elle n’avait pas intérêt à être en retard !

Elle fourra le tract hérétique au fond d’une de ses poches et fendit la foule vers l’odeur distinctive des quais.

— Au travail ! Tu rêvasseras plus tard ! brailla Naroïne, la boscotte, à la fin de leur quatrième jour au port.

Maïa, qui s’était laissé distraire par quelque chose, sur les quais, se reprit rapidement, dit « Oui, cheffe », et se concentra sur l’ajustement de la bande convoyeuse qui montait le charbon des cales du navire et le déchargeait dans un vilain camion cabossé. Il l’emporterait dans une usine pétrochimique où il serait transformé en matière plastique, laquelle serait moulée par d’autres clans de Lanargh. Quand tout parut en ordre, Maïa regarda à nouveau par-dessus le bastingage.

Une voiture marchant au méthane passait en pétaradant le long de la baie, vers le quai où était amarré le Wotan.

« Une voiture particulière ! » se dit-elle. Il y en avait deux à Port Sanger, qui servaient au transport des dignitaires en visite, et très peu d’autres véhicules motorisés. Mais à Lanargh, on voyait des camions à moteur dans presque toutes les rues. Maïa ne les aimait pas beaucoup. Ils l’impressionnaient.