— L’affaire a-t-elle un rapport avec le Modeleur ou le lanceur spatial ? risqua Maïa, la clone persime sur les talons.
— C’est de m’avoir vue avec Iolanthe et le commodore des Pinnipèdes, l’autre soir, qui vous a donné cette idée ? risqua Brill, les yeux lançant des éclairs. Non, rien à voir. Le Conseil a fait mettre Botjelli sous scellés. Que voulez-vous ? On n’arrête pas un dragon qui charge en lui tirant sur la queue.
— Je me demande comment vous avez su, pour l’ossuaire des Lamaïs, dit Maïa en l’accompagnant à la porte. Je pensais qu’elles l’avaient toujours ignoré. Vous avez parlé à Leie ?
— Ne vous montez pas le bourrichon, coupa Brill en lui tendant la main. Bonne chance, Maïa. J’espère vous revoir.
« J’espère vivre assez vieille pour ça », se dit-elle.
Après le départ de Brill, elle se coucha, épuisée, mais trop énervée pour dormir. Renna aussi était immortel, à sa façon. Lysos l’aurait trouvée idiote, mais il en avait probablement autant à son service. Et peut-être avaient-ils raison tous les deux…
Le jour se leva sur un spectacle surnaturel. Du givre s’évaporait des fleurs du jardin, qui sentait la rose et la solitude. Odo vint la chercher pour sa promenade matinale. Elles n’échangèrent pas un mot. Maïa ruminait les paroles de Brill.
Elle y songeait encore lorsque la voiture passa devant le palais du Conseil. Les manifestants étaient moins nombreux que la dernière fois. Elle ne vit ni Naroïne ni son père.
« Le mouvement se délite », songea Maïa. Même s’il se faisait encore sentir sur la côte, comment les mâles pourraient-ils vaincre les grands clans et regagner un terrain perdu depuis des temps immémoriaux ? Qu’étaient les Gardiens ou le Grand Modeleur pour le marin de base ? Peut-on vraiment nourrir pendant plus de mille ans un sentiment d’injustice abstrait ?
Autre pensée inquiétante… Certains des tests que Brill lui avait fait passer mesuraient des aptitudes requises chez les pilotes ou les navigateurs. Était-elle mandatée pour recruter des briseuses de grève ? Il y avait assez de matelotes pour armer quelques cargos. Sans officiers, ils n’iraient pas loin, mais si on trouvait des femmes pour les commander ?
« Je refuserais, se dit Maïa. Même si j’apprenais que je suis faite pour ce métier, je ne contribuerais pas à priver les hommes de leur niche, de leur seule fierté en ce monde. »
Enfin, pas de conclusions hâtives. Cette situation la plongeait dans la paranoïa et la dépression. Elle détourna le regard de la manifestation et surprit le sourire sardonique d’Odo.
Le lendemain, il plut, et la promenade fut annulée. Maïa lut un peu, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à Renna. « De toute façon, il aurait fini par repartir, se dit-elle. Il ne pouvait rien y avoir de durable entre nous. »
Elle pleurait – et pleurerait – toujours son ami, mais il fallait se faire une raison : elle avait des devoirs envers les vivants. Envers Leie. Et Brod lui manquait affreusement.
Cette nuit-là, elle fut réveillée par un bruit de pas et de paroles dans le couloir. Des ombres passèrent sous sa porte.
— … je savais que ça ne pouvait pas durer !
— Ce n’est pas fini, dit une autre voix, plus mesurée.
— Tu as vu les rapports ! Ces lambins de vrils accepteront notre offre symbolique bien avant le printemps !
Les voix et les pas s’éloignèrent. Maïa rejeta ses couvertures et courut pieds nus, en chemise de nuit, vers la porte de sa chambre. Trois Persimes tournaient au coin du couloir. Elle fut un instant tentée de les suivre… et partit en sens inverse. Les Persimes étaient-elles sûres de la tenir à leur merci ou se fichaient-elles de ce qu’elle pouvait bien faire, en tout cas, elle n’était plus gardée.
Elle traversa une grande salle, puis une autre, d’où partait un escalier menant à une tour. Des voix approchèrent. Maïa se tapit dans l’ombre. Deux femmes passèrent devant elle.
— … regrette d’en sacrifier autant devant les tribunaux.
— Pour les Reeces, dix serait un minimum. Il faut parfois savoir faire confiance à son clan d’avocates.
— Mouais. Quelle comédie ! Surtout que nous avons gagné !
— C’est dur. Je n’aimerais pas payer pour les autres.
— Seuls importent le clan et la cause, soupira la seconde femme en s’éloignant. Que la Loi fasse son…
Maïa grimpa quatre à quatre l’escalier qu’elles venaient de libérer. De sa chambre, Maïa avait vu plusieurs fois de la lumière briller tout en haut, accompagnée des échos d’une discussion tendue. Mais ce soir, le ton était à la jubilation.
Une porte s’ouvrait sur le palier du troisième étage. Une ampoule électrique brûlait sous un abat-jour en parchemin, éclairant une bibliothèque. Au centre de la pièce trônait une table de bois sculpté, couverte de papiers, entourée de fauteuils de cuir disposés dans un désordre incongru.
Maïa entra d’un pas hésitant. À ses yeux, cette pièce était plus intimidante que le Grand Théâtre. Elle s’approcha des reliefs de la réunion, défroissa des chiffons de papier, examina des feuilles couvertes de calculs hâtifs… et découvrit quelque chose de plus parlant. Un journal, complet cette fois.
Mises en accusation dans l’affaire de l’enlèvement du Visiteur.
Les tragiques événements qui se sont déroulés dans les Dents du Dragon durant la semaine du Soleil lointain ont amené la procureuse planétaire Pudu Lang à porter plainte contre quatorze personnes soupçonnées du rapt de Renna Aarons, émissaire itinérant du Phylum hominien. Cet enlèvement, qui s’est conclu tragiquement par la mort accidentelle de l’étranger, n’a fait qu’ajouter à la sinistre ambiance qui a marqué cette année de troubles amorcée par l’arrivée de son vaisseau…
Maïa sauta quelques paragraphes et lut :
Il est probable que les brebis galeuses des clans Hutu, Savani, Persim, Wayne, Beller et Jopland plaideront coupable et que l’affaire ne passera jamais devant les tribunaux. « Justice sera rendue, a annoncé la procureuse Lang. Si le Phylum vient fourrer son nez chez nous, il n’aura pas lieu de se plaindre. Un intrus a poussé certaines de nos citoyennes à des actes répréhensibles, mais la question aura été réglée selon nos traditions ancestrales. »
À celles qui réclament un procès public, la Haute Cour répond qu’elle croit de l’intérêt du public de calmer le jeu plutôt que d’attiser la quasi-hystérie ambiante. Tant que les coupables sont punies, à quoi bon sombrer dans le sensationnalisme ?…
Ça expliquait les bribes de conversation qu’elle avait surprises. La bonne nouvelle, c’était que même le camp vainqueur de l’empoignade politique, celui d’Odo, ne faisait pas la Loi dans les tribunaux. Allons, il y avait encore d’honnêtes fonctionnaires, selon les critères stratoïns. D’un autre côté… Réprimer des actions individuelles aurait pu avoir un sens dans le Phylum, mais ici, les actes étaient souvent dictés par des clans ou des groupes de clans. La Loi qui se prétendait au service de tous assurait en fait les intérêts des puissantes.
Il y avait un autre article.
Douze guildes acceptent un compromis.
Un accord serait intervenu dans le conflit sur les conditions de travail qui perturbe les échanges le long de la côte Méchante. Les guildes maritimes sont enfin revenues à la raison et ont renoncé à leurs exigences absurdes, comme le gouvernement conjoint du Fonds technologique de Botjelli. En retour, le Conseil a promis d’ériger un monument commémorant la visite de Renna Aarons, et d’autoriser les équipages masculins à naviguer sur certains types de vaisseaux auxiliaires jusqu’alors réservés…