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Brill avait raison. Les hommes et leurs alliées n’étaient pas de taille à lutter contre l’inertie qui finissait toujours par l’emporter sur Stratos. Les guildes avaient obtenu une ou deux concessions symboliques et le camp d’Odo y laisserait peut-être quelques plumes. Mais Botjelli était retombé entre les mains de ses gardiennes, qui reprendraient l’entraînement afin de faire exploser de grands vaisseaux de neige désarmés.

Une photo accompagnait l’article. On y voyait trois femmes montrant à des officiers la maquette d’un vaisseau étincelant. « Des commodores et des investisseuses discutent d’un nouveau projet d’entreprise », disait la légende. En y regardant de plus près, l’une des femmes était Brill Upsala en plus jeune, les yeux embrasés de passion. Le vaisseau luisant était d’un modèle inconnu de Maïa. Tout à coup, elle étouffa un hoquet de surprise. Les vaisseaux auxiliaires dont parlait l’article seraient donc des zep’lins ? Mais ça voudrait dire…

Tout à coup, une voix se fit entendre, dans son dos.

— Ha ! Toujours prête à fourrer son nez dans ce qui ne la regarde pas, celle-là !

Maïa se retourna d’un bond. Dans un coin sombre de la pièce, une silhouette était vautrée dans un fauteuil, un cigare à la main. Une longue cendre ornait l’extrémité rougeoyante.

— Dommage que ça ne doive te mener qu’à la tombe.

— C’est vous qui êtes cuite, Odo, dit Maïa avec jubilation. Votre clan vous largue pour avoir la paix !

— On nous apprend à nous considérer comme les cellules d’un vaste organisme, rétorqua la vieille Persime d’un ton mordant.

Puis elle ajouta, plus bas :

— Je n’y avais jamais réfléchi, mais… et si une cellule n’avait pas envie d’être sacrifiée pour ce foutu organisme ?

— Grande nouvelle, Odo ! Vous êtes humaine. Tout au fond de vous, vous êtes exactement comme les vars : unique.

— En d’autres circonstances, je t’aurais engagée, rusée petite estivienne, fit Odo en écartant l’insulte d’un haussement d’épaules. Et j’aurais laissé pour instruction à mes arrière-petites-filles de trahir tes héritières. Mais j’ai décidé de me venger à chaud en t’emmenant avec moi nourrir le dragon.

— Vous… vous n’avez plus besoin de moi. Ni de Leie ni de Brod, fit Maïa en reculant d’un pas.

— Exact. À la vérité, ils ont déjà été remis aux Nitocrisses. En temps normal, je t’aurais laissée partir, toi aussi, poursuivit-elle tandis que le cœur de Maïa faisait un bond. Je me serais régalée de voir tes prétendus amis se défiler, trouver des prétextes pour ne pas tenir leurs promesses, te lâcher dans un appartement minable, avec un boulot minable et de vagues histoires à raconter à ton unique enfant d’hiver sur le temps où tu frayais avec les grandes de ce monde. Mais je ne serai plus là pour voir ça, alors je vais me faire Plaisir autrement. Les Persimes me doivent bien ça !

— Vous me haïssez, souffla Maïa. Pourquoi ?

— Pourquoi ? répéta hargneusement Odo. Parce que tu as eu ce que je ne pouvais avoir, jeune var. Je l’ai connu. Débordant d’une virilité estivale en pleine saison de givre, et pourtant aussi maître de lui qu’une Prêtresse. Je pensais me contenter d’un Plaisir par procuration et je l’ai envoyé à la maison bellère, avec de jeunes clones de moi-même. Mon âme en est restée insatisfaite ! Ce monstre éveillait en moi une jalousie maladive envers mes propres sœurs ! Il ne t’a jamais touchée, mais il était et demeure tien, dit-elle d’une voix rauque en se penchant haineusement vers Maïa. Voilà pourquoi, petite vierge allumeuse, je demanderai à ce maudit clan, que j’ai servi pour rien toute ma vie, la faveur de ta compagnie en enfer.

Les paroles d’Odo étaient censées glacer le sang de Maïa. Mais loin de la terrifier, Odo lui avait fait un cadeau plus précieux qu’elle ne l’imaginait.

… il était et demeure tien…

Maïa se redressa de toute sa taille, lança à Odo un ultime regard de pitié, qui porta visiblement, et se détourna.

— N’essaie pas de fuir ! s’écria la vieille Persime. Les gardes ont pour ordre de…

Sa voix s’étrangla. Maïa quitta la pièce à présent silencieuse et descendit l’escalier peuplé de courants d’air. Au lieu de prendre vers sa chambre, elle traversa un vaste atrium orné de statues aux visages identiques et sans joie dans la pénombre. L’énorme porte pivota lourdement sur ses gonds.

L’air frais chassa l’odeur infecte de tabac et l’amertume qui lui collaient à la peau. Elle leva les yeux vers le ciel. Les constellations hivernales scintillaient au-dessus du halo éclatant projeté par le dôme du Grand Temple, de l’autre côté de la colline. Un océan de lumières brillait au pied de l’acropole, de chaque côté d’un ruban noir – le fleuve.

L’allée traversait le parc avec ses vieux arbres terrestres et menait vers le mur d’enceinte. Maïa s’approcha du portail avec assurance. Une sentinelle en livrée sortit d’une guérite et lui adressa un petit salut interrogateur.

— Je peux vous aider, mademoiselle ? demanda-t-elle.

— Non merci. Je m’en vais.

— Je sais pas trop, mademoiselle. C’est très…

— Vous avez ordre de m’empêcher de sortir ?

— Euh… plus depuis quelques jours. Mais…

— Alors, ne vous interposez pas entre une fille de Stratos et ses droits.

C’était une invocation bizarre, réminiscence d’un roman pour vars. La garde hésita un moment puis se décida à ouvrir la porte. Maïa la remercia, sortit et se retrouva pieds nus, en chemise, dans une ville inconnue, en pleine nuit.

C’est ce que voulaient les Persimes, bien sûr. Elles n’avaient plus besoin d’elle, elle était plus encombrante qu’autre chose, en fin de compte. Mais la tuer risquait d’attiser à nouveau la grève des marins et de faire franchir à la mécanique paresseuse de la Loi un imperceptible seuil de tolérance. Alors que de cette façon, les Persimes avaient une chance de s’en tirer grâce au sacrifice d’Odo, qui avait de toute façon cessé d’être utile au clan. L’évasion de Maïa la pousserait peut-être à mettre fin proprement au problème, en évitant un rituel dégradant de condamnation et de punition.

« Je sais qu’on se sert encore de moi, se dit Maïa. Eh bien, je le sais, et je choisis lucidement d’être utilisée.

« Bon, et après… que vais-je choisir ? »

Sûrement pas de fonder une dynastie immortelle. Elle caressait toujours l’espoir d’avoir des enfants, une maison, et d’y vivre dans la chaleur de l’amour partagé. Mais pas comme ça. Pas selon le rythme immuable, sans passion, de Stratos. Si Leie suivait cette voie, elle lui souhaitait bonne chance. Sa sœur jumelle était assez futée pour fonder un clan sans elle. Elle avait d’autres buts, à présent.

Elle s’était affranchie de tout devoir envers Lysos et son héritage. Ça ne signifiait pas qu’elle voulait en revenir aux anciens schémas sexuels ou aux antiques terreurs du patriarcat. C’étaient des solutions qu’elle excluait d’avance.

Non, si elle ne pouvait pas vivre dans une époque scientifique, où il était permis d’oser, elle pouvait au moins faire comme si. Elle n’était sûrement pas seule à avoir ces idées. Brill lui avait laissé entendre qu’elle les partageait. Le droit de voler à nouveau concédé aux guildes finirait par changer Stratos, d’autres actions finiraient par faire subtilement avancer les choses. Par détourner peu à peu le lourd dragon de la voie sur laquelle l’entraînait son élan.

« C’est Renna qui a tout mis en branle. Mais j’ai joué mon rôle, moi aussi. Pour lui et pour moi, je continuerai. »