Les Upsalas et les Nitocrisses allaient lui faire une offre. Elle l’écouterait poliment, mais sa réaction risquait de les surprendre. Elle avait peut-être son mot à dire. « Et pourquoi ne ferais-je pas ce dont moi j’ai envie, pour changer ? »
C’était l’ironie suprême. Elle relevait sans crainte le défi de l’indépendance, du combat solitaire pour la survie, et elle s’apprêtait à partager son cœur ! Enfin, c’était une étape de sa renaissance personnelle, de son passage à l’âge adulte. Et ça prendrait peut-être un peu plus de temps, mais Stratos finirait bien par se réveiller, elle aussi, par sortir de son rêve de constance, du berceau construit par Lysos qui n’était plus protecteur mais contraignant.
À un détour de la route, Maïa se retrouva sur une hauteur. Derrière les montagnes descendait lentement la nébuleuse que les Stratoïnes appelaient la Griffe et le Phylum le Sourcil de Dieu. Quelque part dans le néant glacé, d’immenses vaisseaux de cristal fonçaient sur Stratos pour mettre fin à un isolement dont Lysos devait bien savoir qu’il ne pouvait durer toujours. On ne saurait qu’à ce moment-là si les humains avaient atteint une forme de sagesse, s’ils avaient mis au point une nouvelle trame de vie qui méritait d’être intégrée au tout.
Elle se retourna en entendant des cris et un bruit de sabots. C’était une voiture à cheval qui venait de la citadelle persime. Elle serra les poings, se croyant poursuivie. Mais non.
La voix des passagers allait du ténor au baryton, leur émotion était trop visible.
— Maïa !
Elle crut que son cœur allait éclater. Elle se fendit d’un sourire allant d’une oreille à l’autre et fit de grands signes à Brod et Leie, debout dans la voiture cahotante. Ils riaient à gorge déployée, tandis que Naroïne faisait claquer les rênes. Derrière, Clevin semblait à la fois ravi et affolé de cette course folle.
Soudain, une lumière crue tombant d’en haut illumina les environs. Maïa leva la tête. Dans le ciel brillait un point qui aurait pu être une étoile, mais palpitant comme une balise. Il devint plus éclatant qu’aucune lune, ou même que Wengel. Des ondes multicolores, aveuglantes, firent loucher Maïa.
Elle crut d’abord que ce prodige lui était réservé, leur était réservé, à elle et à ceux qu’elle aimait, parmi les cent mille âmes de cette ville. Puis vinrent des bruits de portes s’ouvrant à la volée, de gens sortant de chez eux en courant et s’interpellant tout en regardant le ciel, les yeux écarquillés. Des femmes, des enfants et quelques hommes emplirent bientôt les rues, se montrant le ciel, certains apeurés, d’autres avec un émerveillement proche de la vénération.
On n’en eut la certitude qu’au bout de plusieurs heures, mais quand l’aube vint, c’était visible à l’œil nu. Le point lumineux s’éloignait. Il laissait le peuple de Stratos à son isolement.
Pour un temps.
Postface
Ce livre a commencé par l’observation de plusieurs espèces de lézards du Sud-ouest américain qui se reproduisent par parthénogenèse, les mères donnant naissance à des clones-filles, copies conformes d’elles-mêmes.
J’ai découvert ensuite que certains aphidés, des pucerons, étaient capables de se reproduire de deux façons différentes. En période d’abondance et de stabilité, ils s’autoclonent et crachent des duplicatas d’eux-mêmes à la chaîne, comme de minuscules photocopieuses. Mais en période de vache maigre, ils reviennent en vitesse au bon vieux système de l’accouplement sexuel et fabriquent des filles et des fils dont la variété et l’imperfection garantissent la survie dans la nature.
Ces miracles de diversité m’ont amené à m’interroger : et si les humains pouvaient faire la même chose ?
Le thème du clonage a souvent été abordé en littérature, mais toujours sous l’angle de la technologie médicale, d’une machinerie complexe au service des obsessions de richissimes dilettantes. Il peut présenter un intérêt pour une classe privilégiée et narcissique, mais on imagine mal une espèce basant sa survie à long terme sur ce système, que les choses aillent bien ou mal. Loin d’être un mode de vie, le clonage technologiquement assisté est une forme biosociale de passe-temps.
Mais imaginons que l’autoclonage soit l’une des nombreuses et étonnantes capacités de l’utérus humain ? Voilà une idée intéressante. L’ennui, c’est que seuls les êtres humains de sexe féminin ont un utérus. Ma réflexion sur le clonage devenait donc un roman sur le changement fondamental des relations entre les sexes. La plupart des aspects de la société stratoïne sont issus de cette donnée de base.
Aujourd’hui, rien n’est politiquement neutre. Un récent opuscule féministe radical, provocateur mais fort intéressant au demeurant, évoque les lézards femelles (lézardes ?) dont je parlais tout à l’heure et demande : « Mais à quoi servent les hommes ? » Des femmes philosophes révoltées ont souvent prôné, au fil du temps, la libération par la séparation. Étant donné la triste situation d’une multitude de femmes et d’enfants de par le monde, on peut difficilement leur en faire grief. En fait, le terme Perkiniste vient du nom de Charlotte Perkins Gilman, auteur d’un roman intitulé Herland, qui est l’une des meilleures et des plus vigoureuses utopies séparationnistes jamais écrites. Elle décrit un modèle d’isolationnisme sexuel beaucoup plus modéré que la doctrine extrémiste que je dépeins, et qui abuse honteusement de son nom sur Stratos.
Le problème des adeptes de la ségrégation hommes/femmes – sauf pour les hommes, peut-être – est que la biologie n’a pas l’air disposée à une pure et simple sécession. Les mammifères semblent avoir plus profondément besoin d’un composant mâle que les insectes, les poissons ou les reptiles. De récentes études semblent prouver que les gènes apportés par le mâle amorcent un processus important pour le développement du fœtus. Ainsi, même si l’autoclonage devenait possible sans machines, la conception exigerait peut-être encore une intervention, même limitée, du mâle.
Les histoires qui font table rase des hommes paraissent aussi caricaturales que celles qui renversent naïvement les rôles (des amazones guerrières se battant en duel pour des harems de crétins dociles et bardés de muscles. Ce sous-genre est une superbe source de rigolade, mais n’a aucun rapport avec le fonctionnement biologique dans notre univers).
D’un autre côté, aucun argument scientifique n’interdit d’imaginer des hommes mis sur la touche par l’Histoire, relégués au rang de classe sociale marginale, à l’instar d’un trop grand nombre de femmes dans notre propre civilisation. Les hommes sont toujours des hommes sur Stratos, à quelques détails près. La société n’a pas pour but exprès de les opprimer, mais seulement de mettre un point final à la domination et à la violence qui vont toujours de pair avec le patriarcat. Si les gens de Stratos passent à côté de certaines joies que nous recherchons (et trouvons parfois) dans la vie de famille monogame, ils évitent en revanche nombre de souffrances qui nous sont familières.
L’autoclonage mènerait-il les lignées parentales à imiter la vie sociale des fourmis ou des abeilles, à vivre en « ruches », parmi des sœurs génétiquement semblables ? Cette idée a déjà été étudiée, généralement en conférant un comportement de fourmi à des corps bipèdes. Sur Stratos, les filles d’un ancien clan font preuve d’une solidarité et d’une connaissance d’elles-mêmes impensables pour des vars comme nous, mais ça ne les empêche pas d’être humaines et ne fait pas nécessairement d’elles des automates.
Essayons de voir les choses de leur point de vue. Notre monde aux variations génético-sexuelles presque illimitées pourrait leur paraître trop confus pour être civilisé. Une société de vars serait fondamentalement incapable de mener des projets au-delà d’une génération… ce qui est précisément notre problème aujourd’hui, si l’on en croit de nombreux critiques. La trop grande uniformité de cette Stratos de fiction est peut-être étouffante, mais notre sens trop restreint de la continuité est peut-être en train de tuer la vraie Terre.