Выбрать главу

La plupart des marins se tenaient bien, dans les rues, les boutiques ou leurs tavernes. Pourtant, il ne se passait pas un jour qu’on n’entende raconter une histoire de cadavre ensanglanté découvert dans une ruelle et de tueur fuyant, les yeux exorbités, devant les gardes armées de tridents paralysants.

Maïa se rendit compte qu’elle réagissait avec excès aux sourires anodins et aux avances de pure forme que les jeunes gens faisaient aux femmes à cette époque de l’année. Elle répondit d’un regard noir au clin d’œil d’un jeune homme dégingandé qui accusa le coup. Elle en éprouva aussitôt un vague remords. « Faut-il avoir peur de tous les hommes parce que quelques-uns deviennent fous ? » D’autant qu’ils n’étaient pas seuls à poser problème. Les trois espèces, hiverniennes, hommes et vars, cohabitaient pacifiquement la plupart du temps, mais il arrivait que des voyoutes estiviennes – physiquement différentes mais unies dans la pauvreté – harcèlent de petits groupes de clones. C’est ce qui arrivait quand la marmite débordait.

Étaient-ce des signes ? L’hérétique avait parlé d’une « Ère de changement », expression popularisée par les télédrames et la mauvaise littérature. La stabilité, le grand cadeau de Lysos et des Fondatrices, n’était jamais acquise. Les Écritures le disaient bien. « Est-ce partout ainsi, sur Stratos ? » Maïa décida de regarder les nouvelles à la télé, ce soir-là.

Sur la place principale, les femmes qui avaient passé la journée à l’ombre des loggias sortaient pour profiter des derniers rayons du soleil.

— C’est pas ta boscotte, là-bas ? fit Leie en lui indiquant les élégantes maisons situées de l’autre côté de la place.

Maïa repéra la silhouette de Naroïne, appuyée à une colonne, l’air de ne pas y toucher. « Qu’est-ce qu’elle mijote ? Elle est toujours sur la brèche. » Comme si elle avait lu ses pensées – ce qui lui arrivait trop souvent – Leie la poussa du coude.

— On dirait qu’elle surveille ces gens-là.

— Mouais. Possible.

La boscotte semblait, en effet, observer discrètement un groupe assis à la terrasse d’un café : des hommes un peu trop bien habillés pour des marins et des femmes trop maquillées, sans doute issues des clans spécialisés dans le soulagement de certaines tensions. D’ailleurs, la place était entourée de maisons de Plaisir reconnaissables à leurs enseignes : un lapin bondissant, un flocon de neige, un taureau souriant tenant une cloche entre les dents. Dans la maison au-dessus du café, des servantes changeaient la décoration, passant des teintes chaudes des aurores boréales aux couleurs froides du givre.

Les clients qui venaient du port en été et des hauteurs de la ville en hiver se retrouvaient dans ce genre d’endroits en automne, ce qui expliquait le groupe mixte du café. Maïa se demanda de quoi ils pouvaient bien parler. Puis, par association d’idées, ce qui motivait la surveillance de Naroïne. Simple curiosité ? C’était peu probable. Surtout quand Maïa remarqua parmi les clients un homme coiffé d’un grand chapeau.

— C’est lui ? murmura Leie. Je ne sais pas ce que Lem et Eth fricotaient avec lui, mais ils se sont mis dans un drôle de pétrin. Tu crois que ta boscotte va chercher la bagarre ? Le gommeux fait deux fois son poids.

Mouais… Maïa n’aurait pas parié contre la petite matelote. « Ne cherche pas à comprendre », avait dit Naroïne. Traduction : « Ne fourre pas ton nez là-dedans. » Et Maïa savait que la sagesse conseillait de mettre sa curiosité en veilleuse…

Les cloches du beffroi qui dominait la place tintèrent et ses portes de bronze s’ouvrirent. Les fameux personnages de l’horloge de Lanargh allaient entamer leur danse : cinq minutes de chorégraphie automatique conclues par la sonnerie des Trois Quarts du Jour. Le don du sanctuaire de Gollancz accomplissait son rite vespéral, selon les impulsions du satellite relayées par l’Université de Caria, à l’autre bout du monde.

Maïa ne s’était pas rendu compte qu’il était si tard.

— Viens, dit-elle à Leie. On va rater les nouvelles.

— Laisse-moi regarder le début et on y va.

Maïa soupira, sachant qu’il était inutile de discuter avec sa sœur. Elles regardèrent donc le singe, qui marchait plié en deux, tenant sous son bras un quadrupède tressautant, une pierre taillée dans la gueule. Le singe fit trois tours sur lui-même, se dressa sur ses pattes de derrière et se changea miraculeusement en un homme debout, enchaîné, tandis que la pierre était devenue la protubérance phallique stylisée de la Bombe. C’était l’une des plus célèbres allégories de Stratos, la métaphore d’un aspect de l’évolution.

Une autre porte s’ouvrit devant la guenon porteuse du chargement traditionnel de fruits. « Toujours la même histoire », songea Maïa. Son regard tomba sur la terrasse du café. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées, mais le groupe indolent avaient disparu. Naroïne n’était plus là, elle non plus. « Enfin, ce ne sont pas mes affaires. Et puis il est temps d’aller à la ville haute. » Elle tira sa sœur par la manche.

— Ça fait deux fois qu’on voit ce truc-là ! Et je ne voudrais pas rater les infos.

— C’est bon, fit Leie avec un soupir à fendre l’âme. On va les voir, tes nouvelles.

« Je voudrais qu’elle arrête de faire comme si elle passait son temps à se sacrifier pour moi…», se dit Maïa.

Une Mère Lysos géante apparut au-dessus des autres automates, un bioscope dans une main. Elle prit le rouleau de la Loi qu’elle tenait dans l’autre et en assena un coup qui rompit à jamais les chaînes liant la Femme à la volonté de l’Homme.

Une longue queue s’étirait, un peu plus loin, devant l’amphithéâtre en bois. Maïa poussa un gémissement de désespoir.

— Il va falloir attendre notre tour. Enfin, c’est comme ça, dit Leie, toujours prompte à s’emporter contre les autres et philosophiquement fataliste envers ses propres fautes.

Maïa se dévissa le cou dans l’espoir d’apercevoir l’avant de la file. Une cheffe de la Guardia était plantée près de la cabine de l’ouvreuse, à la fois pour maintenir l’ordre et pour empêcher toute estivienne de moins de cinq ans de se faufiler à l’intérieur. Des femmes appuyées contre le mur écoutaient ce qui se passait à l’intérieur et allaient en vitesse le raconter à leurs amies. Des informations progressivement dégradées se propageaient en cercles concentriques jusqu’aux jumelles. Leie tendait l’oreille à ces bribes de nouvelles pourtant tellement altérées qu’elles en perdaient tout intérêt.

— Il y avait un reportage sur les Extérieurs, mais pas encore d’images de celui qui a atterri, rapporta-t-elle à la grande déception de Maïa. Le fait que le Conseil distribue les nouvelles au compte-gouttes ne l’avait jamais gênée, mais elle se demandait aujourd’hui si l’hérétique n’avait pas raison. Les Savantes, les Conseillères, les Prêtresses semblaient renâcler à en dire trop. Que craignaient-elles ?

« J’imagine que, pour une clone, toute personne qui n’est pas une sœur constitue une incertitude, un problème potentiel. C’est pareil pour nous, les vars, sauf qu’on s’en fiche. » Il était curieusement réconfortant de se dire que, dans le fond, les hiverniennes affrontaient la vie avec plus de craintes que les estiviennes, qu’elles vivaient dans la menace permanente.