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La lune du milieu, Athéna, se leva à l’ouest. Le soleil sombra et les premières étoiles apparurent dans le ciel.

La file avançait par à-coups vers les caisses, tenues par des femmes au regard condescendant derrière leurs lunettes. « Je me demande pourquoi elles ne construisent pas plus de salles. Se seraient-elles laissé dépasser par le succès ? »

Quand les jumelles purent gagner les places debout, au fond de la salle, les gros titres et les principales nouvelles du jour étaient déjà passés, et on en était à une rubrique intitulée « Commentaire ». La jeune journaliste à l’écran avait un visage familier. Forcément, puisqu’elles recevaient la même émission à Port Sanger. Son invitée était une femme d’âge mûr, sans doute une Savante de l’Université.

— … quelles garanties avons-nous que nos amis Extérieurs sont inoffensifs, comme ils le prétendent ? Stratos se rappelle avec horreur la dernière invasion de l’espace…

— Quand l’Ennemi est arrivé, Savante Sydonia, c’était dans un vaisseau géant, aussi gros qu’un astéroïde ! intervint la journaliste. Toutes celles qui vivent dans des villes dotées de clubs d’astronomie ont pu voir que le vaisseau Visiteur était beaucoup trop petit pour y cacher des armées.

Quelle chance ! se dit Maïa avec un frisson d’exaltation.

Elles parlaient des étrangers. La Savante hocha la tête d’un air entendu et la lumière des projecteurs souligna ses rides de sagesse. Rides peut-être dues au maquillage, se dit Maïa.

— La société est menacée par des dangers autres que l’invasion. La conscience n’est pas tout. L’espèce est parfois plus sage que les individus. Il y a des signes, des présages. Par exemple, l’augmentation, depuis quelques saisons, de…

L’image sauta. Si Maïa avait cligné des yeux à cet instant, elle ne l’aurait pas vu. L’entretien avait été remonté en studio. On avait coupé quelque chose avant la diffusion.

— … interdisent de rejeter toute éventualité de danger venant d’une reprise de contact avec le Phylum, même si nous déplorons certaines campagnes visant à exacerber les craintes, campagnes orchestrées par des groupes radicaux…

Ces coupes étaient fréquentes dans les émissions de Caria. Maïa n’y aurait sans doute guère prêté attention si la réponse ne l’avait tant intéressée. Seulement voilà… « L’hérétique n’avait pas tort. Les vars sont élevées dans l’idée qu’on ne leur dira jamais tout. Mais ne sommes-nous pas des citoyennes à part entière, concernées par les mêmes problèmes que les autres ? » À cette pensée, elle se sentit envahie d’une indignation et d’une révolte inconnues d’elle.

— … veiller à conforter les bases du monde que nous ont laissé Lysos et les Fondatrices. Il éprouve nos filles mais les rend fortes. Même le Visiteur interstellaire s’émerveille de nos réalisations, de notre remarquable stabilité sociale, bien supérieures à celles des autres colonies hominiennes.

La Savante semblait donc confirmer la rumeur selon laquelle un seul visiteur s’était posé sur Stratos…

— Nous ne devons pas perdre l’essentiel de vue. Notre monde, notre culture valent que nous les défendions avec l’esprit de sacrifice dont nous avons fait la preuve.

C’était un discours émouvant, dit avec passion et éloquence. Maïa vit acquiescer les spectatrices qui la séparaient de l’écran. Celles qui avaient les moyens de se payer une place dans les premiers rangs devaient avoir un intérêt matériel au maintien de l’ordre social, mais les autres semblaient à peine moins émues. Même Leie avait l’air convaincue…

Pour elle, évidemment, ce n’était qu’une question de temps avant qu’elles ne fondent leur propre clan. Elles seraient un jour les grands-mères vénérées d’une grande ruche. Un système qui permettait de s’élever ainsi pouvait être taxé de rigoureux, mais pouvait-on dire qu’il était injuste ?

— … c’est pourquoi nous demandons à chacun, des citadelles aux sanctuaires, de rester vigilant. Quiconque remarquerait quelque chose d’insolite aurait le devoir d’en informer immédiatement la Guardia de sa ville ou de se rendre dans un clan majeur et d’en avertir les doyennes. Tout renseignement servant l’intérêt général en ces temps troublés donnera lieu à une récompense allant jusqu’à une sinécure de Niveau Trois.

— Merci à la Savante Sydonia, du clan Jeune sang et de l’université de Caria, reprit la jeune journaliste avec un sourire engageant. Nous passons maintenant au résumé des jugements tech du mois. Eilene Yarbro, depuis le palais des Brevets…

Leie prit Maïa par le poignet et l’entraîna au-dehors, puis vers l’un des innombrables canaux de Lanargh.

— Tu as entendu ? demanda-t-elle, tout excitée. Une sinécure de Niveau Trois rien que pour raconter un ou deux trucs !

— Mouais. Ça suffirait à fonder un clan, dans une ville pas trop chère. Mais je trouve qu’elles sont restées dans le vague, comme si elles avaient envie d’apprendre quelque chose tout en craignant qu’on découvre ce qu’elles cherchent.

— Exact, acquiesça Leie, les yeux brillants. Ou comme si elles ne voulaient pas dire jusqu’où elles sont prêtes à aller : une sinécure pour des renseignements… et combien pour se taire après ? Un beau petit capital, je parie !

« Ouais. Ou un lacet autour du cou, dans un coin sombre. » Des histoires d’épouvante circulaient sur d’anciens clans auxquels les filles avaient apporté la fortune en se louant comme assassins. Et il n’y avait pas de fumée sans feu… Mais elle garda ses réflexions pour elle. Après tout, Leie ne vivait que d’espoir, et Maïa avait besoin de son enthousiasme. Elle différait de sa sœur, même si elles étaient aussi semblables génétiquement que deux clones. La timide Maïa lui devait d’avoir accepté la notion d’individualité chez les hiverniennes.

— Il faut ouvrir l’œil ! reprit Leie avec un ample mouvement du bras embrassant la voûte céleste, à présent piquetée de points étincelants comme des diamants – la roue galactique – et de têtes d’épingle pulsatives – des satellites géostationnaires, vitaux pour les navigateurs.

Maïa ne vit pas le vaisseau du Visiteur mais elle repéra la Griffe, dont on disait aux petites filles désobéissantes que c’était la main du croque-mitaine. C’était en fait une nébuleuse de poussière, proche en termes astronomiques mais qui masquait la Terre et tout le Phylum hominien. Les Fondatrices avaient dû la trouver rassurante, car elle leur offrait un rempart supplémentaire contre toute ingérence du monde antique et de ses coutumes. Et voilà qu’en avait émergé une chose dont Maïa doutait que même les plus grandes Savantes sachent s’il fallait s’inquiéter ou se réjouir. La forme noire la fit frémir, ses croyances d’enfant se heurtant à ses connaissances scientifiques, certes limitées, mais qui faisaient sa fierté.

— Si seulement j’avais une idée de ce que cherchent les Savantes, murmura Leie. Je me raserais la tête pour le savoir !

Si elles cherchaient quelque chose, il était peu probable que deux pauvres vars comme elles tombent dessus, se dit Maïa.

— Le monde est si vaste, soupira-t-elle.

Naturellement, Leie se méprit sur le sens de ses paroles.

— Ça oui ! Il est même grand ouvert, et il n’attend qu’une chose : que nous en fassions la conquête !

Pourquoi la sexualité ?

Pendant trois milliards d’années, la vie terrestre s’en est passée. L’organisme désireux de se reproduire se divisait en deux copies presque conformes qui se perpétuaient à leur tour.

C’est ce « presque » qui fit la différence. Dans la nature, la perfection mène à une impasse : l’extinction. De légères variations, dues à la sélection, permettaient à des espèces même unicellulaires de s’adapter à un monde changeant. Cependant, malgré des éternités d’innovation biochimique, les progrès étaient lents. La vie resta humble et simple jusqu’à ce changement crucial survenu il y a un demi-milliard d’armées.