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« Concentre-toi, bon sang ! »

Personne ne lui fit de reproche et elle se retint de pleurer. Ce n’était pas le moment. Un nouveau seau remplaça l’autre et elle reprit le travail en tâchant d’aller plus vite.

Ils grignotaient l’éboulement, seau par seau, mais en dépit de leur acharnement la gîte semblait s’accentuer. La montagne noire montait toujours plus haut sur la cloison tribord et, pis que tout, le compartiment qu’ils remplissaient à bâbord commençait à craquer et ses planches à s’incurver. Combien de temps la cloison tiendrait-elle face à ce désaccord gravitationnel qui croissait à chaque baquet ? Soudain, un bruit terrifiant retentit sur le pont. Une lourde masse avait dû tomber du gréement, saluée par un concert de hourras. Maïa sentit que le Wotan échappait à l’emprise du vent furieux. Le gouvernail répondit avec un gémissement audible et le navire se retourna, fuyant devant la tempête. L’affreuse inclinaison se réduisait enfin. Une var poussa un long soupir. Une des clones se mit à rire et lâcha sa pelle. Maïa prit une grande claque dans le dos. Elle laissait tomber son seau en souriant quand quelqu’un hurla en montrant la montagne de charbon sur sa droite :

— Attention !

Leurs efforts avaient été payants. Trop payants. La gîte sur tribord s’atténua, entraînée par sa masse, la montagne de charbon frémit puis bascula en sens inverse.

— Fichez le camp ! cria inutilement un officier, alors que tous bondissaient vers les échelles, escaladaient les cloisons de bois ou couraient droit devant eux. Tous, sauf ceux qui étaient près de l’avalanche et pour qui il était déjà trop tard. Maïa vit une expression de stupeur passer sur le visage de l’énorme marin debout à côté d’elle tandis que la vague noire se ruait en grondant sur eux. Il cligna des yeux, puis son hurlement fut étouffé par le seau que Maïa lui flanqua sur les épaules pour lui couvrir la tête. Comme elle avait, pour cela, sauté en l’air, le raz de marée ne l’engloutit pas immédiatement. L’homme la protégea un instant, puis elle se retrouva en train de nager désespérément vers la surface sous une cataracte de charbon. Sa main heurta le manche d’une pelle. Elle n’eut que le temps d’en lever le fer devant son visage. À un bruit apocalyptique succéda une brutale obscurité.

Une terreur intense, animale, la souleva convulsivement. Elle était broyée par les ténèbres. Elle aurait voulu hurler, déchiqueter la masse ennemie qui la pressait de tous côtés.

Puis la crise d’angoisse passa. Elle avait beau se démener, rien ne bougeait. Elle reprit son empire sur elle-même parce que la panique s’avérait inutile. Sa conscience était la seule partie d’elle-même qui pouvait prétendre à la mobilité.

Sa première pensée consciente fut de se dire qu’il y avait des choses pires que l’acrophobie ou le mal de mer. La seconde figurait au nombre des surprises : « Je ne suis pas morte. »

Pas encore. À mi-chemin de l’évanouissement et de l’hystérie, elle tenta de comprendre. Le fer de la pelle ne l’avait pas protégée de l’engloutissement mais lui avait préservé une poche d’air au cœur du charbon. Elle avait donc des chances de mourir étouffée plutôt que submergée. Allons, elle préférait avoir dans le nez l’odeur du métal plutôt que l’horrible poussière noire.

Le temps passa. Des secondes ? Des fractions de seconde ? Sûrement pas des minutes. Elle n’avait pas assez d’air.

Le navire avait cessé de rouler, Stratos soit louée, sinon la cargaison l’aurait écrabouillée. Mais si le charbon restait immobile, il lui semblait que chaque centimètre carré de son corps était broyé sous des pierres tranchantes. Chaque bloc entrant dans son corps avait une personnalité sadique définie. Il y avait aiguille, pince, et tout ce qui s’ensuit.

Comme les fractions de seconde s’étiraient en secondes et que les secondes s’ajoutaient les unes aux autres, elle prit conscience d’une pression ferme et pulsative, à la fois douce et résolue. Quelqu’un lui tenait la jambe. Un frisson d’espoir la parcourut : un de ses pieds devait dépasser du charbon, et ces pressions signifiaient que les secours arrivaient.

Puis elle comprit. « C’est le grand marin ! »

Il avait dû lui attraper le pied au moment où la vague de charbon les avait engloutis. Et maintenant, conscient ou agonisant, il maintenait ce contact ténu dans leur tombe commune.

Quelle ironie ! Enfin, ce n’était pas plus bizarre que le reste. Et c’était toujours une compagnie.

Maïa était surtout triste pour Leie. « Quand elle apprendra ça, elle s’imaginera que ma mort a été plus horrible qu’elle ne l’est en réalité. Ça pourrait être pire. Je ne sais pas à quel point, mais je suis sûre que ça pourrait être pire. »

Tout à coup, des convulsions effroyables décuplèrent les forces du marin, l’attirant vers le bas. Cent coups de poignard la déchiquetèrent, lui arrachant des hoquets d’angoisse. Puis la traction se relâcha. Les spasmes faiblirent et cessèrent tout à fait. Elle entendit un vague bruit de ferraille.

« Qu’est-ce que je te disais ? » songea-t-elle, et des larmes lui brûlèrent les yeux dans le noir absolu. « Je savais bien que ça pouvait être pire. » Elle s’apprêta calmement à connaître le même sort. Des bribes de catéchisme lui revinrent à l’esprit : des versets où il était question de l’esprit du monde, à la fois informe et maternel, aimant, indulgent et sévère. Bref, la liturgie scientodéiste dont la citadelle de Lamatie gavait les estiviennes durant l’office hebdomadaire.

Que peut espérer un « moi » vivant isolé, Esprit fugitif mais imbu de lui-même, Cramponné à la vie comme à un bien durable ?

Enfin, se demanda Maïa, si l’âme survit vraiment après la fin de la vie organique, quelle différence peuvent faire quelques paroles marmonnées dans le noir pour Mère Stratos ? Ou pour l’étrange et omniscient Dieu de tonnerre que les hommes adorent secrètement ? Ni l’un ni l’autre ne lui en voudrait d’économiser son souffle pour vivre quelques secondes de plus.

La souffrance qui lui était infligée de toutes parts avait maintenant un effet anesthésiant, comme si elle se contentait d’annihiler lentement toute sensation. La seule impression qui augmentait avec le temps était auditive. Elle entendait des chocs sourds et des bruits métalliques lointains.

Maïa entrouvrit la bouche, pour voir, pour faire sentir à sa langue ce que ne percevait plus son visage contusionné et couvert de poussière. Un mince filet d’air frais paraissait couler sur le fer de la pelle, en provenance d’un endroit situé non loin de la racine de ses cheveux… Il devait pourtant y avoir plus d’un mètre de charbon au-dessus d’elle, et sans doute bien davantage !

Incapable de résoudre ce mystère, elle s’efforça de ne pas y penser. Pas plus qu’aux pas crissants et aux raclements qui se faisaient entendre au-dessus d’elle. Cet engourdissement résigné, protecteur, lui était trop précieux. Si l’espoir devait accélérer son métabolisme, elle n’en voulait pas.

« Il vaudrait peut-être mieux que je dorme un peu. » Elle sombra dans une torpeur due au manque d’oxygène, dont la tiraient de temps en temps des bruits de pelle. Les secours approchaient lentement. « Comme si ça avait de l’importance. »

La pelle qui l’avait sauvée se déplaça soudain, manquant lui trancher la gorge. Maïa se tordit, terrifiée, et la gangue de charbon l’écrasa de plus belle. L’hystérie que sa résignation avait si longtemps tenue en respect agita son corps immobilisé. Elle retint farouchement le cri qui gonflait sa gorge.