Elle songeait à se recoucher quand la cloche de la tour nord éveilla le coin miteux de l’enceinte lamaï où vivaient les jumelles. Les hiverniennes des beaux quartiers ne se lèveraient pas avant une heure, mais les estiviennes étaient – ô ironie – habituées à sortir par les froids matins d’hiver. Maïa enfila en soupirant sa nouvelle tenue de voyage : collant noir en stretch, corsage blanc et bustier, bottes et veste de cuir gras. Tous les clans n’en donnaient pas autant à leurs vars quand elles partaient, ainsi que le rabâchaient les mères. Maïa fit de son mieux pour se sentir privilégiée.
Tout en s’habillant, elle contemplait la tresse coupée, incongrue, comme si c’était la tête tranchée de Leie. Elle eut un frisson et retint un geste destiné à conjurer le mauvais sort. Ce genre de superstition trahirait ses origines rustaudes dans les grandes villes du continent de l’Arrivée.
Au même moment, dans les chambres voisines, Miri, Kirstin et les autres cinq-étés devaient se préparer à la cérémonie de Séparation à laquelle Leie avait décidé de couper. « Elle croit sans doute que ça lui confère une sorte de droit d’aînesse, se dit Maïa. Mamie Modine dit pourtant bien que je suis sortie la première du ventre de notre maman porteuse. »
Elle contempla une dernière fois la mansarde où elles avaient passé cinq longues années stratoïnes – quinze selon l’ancien calendrier – à rêver secrètement de gloire hivernale. C’est aujourd’hui que l’Oiseau de Mauvais Augure devait les emporter vers les terres occidentales où l’on disait que tout était possible pour les brillantes jeunes filles comme elles.
C’est aussi dans cette direction qu’était parti le navire de leur père, des années auparavant, et Maïa se demanda pour, la énième fois : « Si nous rencontrons jamais notre père biologique, de quoi pourrons-nous bien parler ? »
Une eau tiède coulait encore du robinet du coin, ce que Maïa prit pour un bon signe. « Le petit déjeuner est même compris, songea-t-elle en se débarbouillant. À condition d’arriver à la cuisine avant ces frimeuses d’hiverniennes. »
Assise devant le minuscule miroir de table – propriété du clan qui lui manquerait cruellement –, Maïa tressa ses cheveux à la mode du clan de Lamatie et attacha sa natte en haut et en bas, avec des rubans bleus qu’elle avait payés de sa poche. Elle croisa son regard – encore assombri par des sourcils qui n’avaient rien de lamaï, à l’évidence un don de son géniteur inconnu – et lut avec consternation dans ses prunelles ce qu’elle ne voulait surtout pas y voir : une lueur humide de peur. La crainte du vaste monde qui l’attendait au-delà de la baie familière, à la fois attirant et notoirement impitoyable pour les jeunes vars qui manquaient de débrouillardise ou de chance. Elle croisa les bras sur la poitrine et combattit un frémissement de rébellion. « Comment pourrais-je jamais quitter cette chambre ? Comment peut-on m’obliger à partir ? »
Une terreur soudaine se referma sur elle comme un étau de glace, paralysant ses membres et sa respiration, mais pas son cœur qui battait la chamade. Puis une pensée rompit le maléfice : « Et si Leie revenait et me trouvait ainsi ? » Cette perspective était pire que tout ce que le vaste monde pouvait lui réserver ! Maïa eut un petit rire tremblant et essuya un pleur. « Allons, je ne pars pas toute seule dans l’inconnu. Si Lysos le veut, j’aurai toujours Leie. »
Elle regarda l’étincelant défi des ciseaux fichés dans la table et se demanda si elle s’agenouillerait humblement devant les matriarches du clan. Se laisserait-elle chapitrer, donner le baiser de Bénédiction et couper la natte, ou s’en irait-elle hardiment, faisant fi de ces adieux hypocrites ? Ce qui, ironiquement, la faisait hésiter était une considération pratique : pas de tresse, pas de petit déjeuner…
Elle arracha les ciseaux à la table et fit tourner les lames dans un rayon de soleil. Sa décision était prise.
Maïa et Leie étaient, au sens propre du terme, le reflet l’une de l’autre : le petit grain de beauté que Maïa avait sur la joue droite, Leie l’avait sur la gauche. La raie de leurs cheveux était inversée, et tandis que Maïa était droitière, sa sœur était gauchère, ce en quoi elle affectait de voir le présage d’un grand destin. Pourtant, la Prêtresse de la ville les avait examinées ; elles avaient bien les mêmes gènes.
Elles avaient bientôt songé à profiter de cette caractéristique. Ce plan était risqué. Elles auraient du mal a le faire avaler à une Savante, ou aux grandes maisons marchandes du continent de l’Arrivée, où les clans riches avaient encore recours aux sorcelleries de l’Ancien Réseau. Aussi avaient-elles décidé de passer un moment en mer en attendant de trouver une ville bien rustique, avec des mères crédules et des visiteurs mâles taciturnes, pas comme les crétins barbus et bavards qui sillonnaient la mer de Parthéno.
« À la grâce de Lysos…» Son sac sur l’épaule, Maïa descendit l’étroit escalier situé derrière la crèche d’Été de Lamatie. Une brise glacée frappait sa nuque fraîchement dégagée, faisant naître en elle le sentiment inquiétant d’être suivie. Le sac était lourd, et Maïa en conçut un noir soupçon : Leie avait dû y glisser quelque chose pendant qu’elle avait le dos tourné. Si elles avaient gardé leur tresse une heure de plus, les mères leur auraient peut-être accordé un lugar pour porter leurs affaires jusqu’aux quais. D’un autre côté, en mer, il n’y aurait pas de géants dociles pour alléger leur fardeau.
Dans la cour, une silhouette voûtée balayait les feuilles mortes entre les austères effigies de pierre d’anciennes mères de clan lamaïs. Pépé Bennett n’étant plus aux yeux de la Loi un homme mais un « retraité », la Lamatie l’avait récupéré quand sa guilde marine avait cessé de s’occuper de lui.
Il était officiellement tuteur des rares enfants mâles du clan, mais il était vite devenu la coqueluche de tous les petits estiviens grâce aux histoires excitantes qu’il racontait sur la grande mer sauvage. Cette année-là, il s’était entiché de Maïa, l’encourageant dans son intérêt pour les constellations et l’art purement masculin de la navigation.
Ils n’avaient évidemment jamais parlé, comme l’auraient fait deux femmes, de la vie, des sentiments et de tous ces sujets fondamentaux. Pourtant, Maïa conservait un souvenir attendri d’une étrange amitié que même Leie n’avait jamais comprise. Hélas, le feu s’était bientôt retiré du regard de Bennett. Il avait cessé de raconter des histoires cohérentes et passait désormais ses journées dans un silence maussade, à fabriquer et à décorer des flûtes dont il ne jouait même pas.
Maïa se demanda, en regardant le vieillard courbé sur son balai, si les mère lamaïs ne lui avaient pas fait quelque chose pour s’assurer qu’il était vraiment « à la retraite ». Elle eut envie d’en savoir plus sur les sanctuaires où la plupart des hommes se rendaient pour mourir et où ne pénétraient que de rares femmes.
Deux saisons plus tôt, pour tenter de sortir Bennett de sa léthargie, Maïa lui avait fait gravir l’escalier en spirale menant au petit dôme abritant le télescope à réflecteur du clan. La vue de l’instrument avec lequel ils avaient passé des heures à scruter les cieux avait semblé lui faire Plaisir.
Elle lui avait alors montré le vaisseau extérieur qui venait d’arriver dans le ciel de Stratos. Tout le monde en parlait, même dans les émissions de télé, pourtant sévèrement censurées. Bennett avait sûrement entendu parler du messager, l’« itinérant », qui avait traversé l’espace pour mettre un terme à la longue séparation entre Stratos et le Phylum humain.