Puis une lumière fulgurante lui frappa les yeux, belle, pure, éblouissante, chassant toute pensée et même la terreur. Les oreilles pleines de bruits – tintements, crissements et cris rauques –, Maïa reprit son souffle en hoquetant pendant que les formes vagues qui l’entouraient se précisaient, devenaient des marins et des passagères noirs de suie qui lui dégageaient la tête à mains nues. Quelqu’un apporta un chiffon, de l’eau, lui nettoya le visage et lui donna à boire.
Enfin, elle parvint à articuler quelques mots.
— V-vous… occupez… p-pas d-de m-moi, dit-elle en hochant la tête, s’écorchant le cou. Un… h-homme… d-dessous.
Elle se demanderait toujours ce qu’on avait pu comprendre à ses gargouillis, mais tous se mirent à creuser furieusement à l’endroit qu’elle leur indiquait du menton. Lorsqu’elle fut presque entièrement dégagée, un seau jaune retourné apparut en contrebas, et les sauveteurs redoublèrent d’efforts. En pure perte, Maïa aurait pu le leur dire. La main qui tenait toujours sa cheville était maintenant froide. Mais elle ne voulait pas y croire. Il y avait toujours un espoir…
Elle ne connaissait même pas son nom. Il n’était pas de sa race. Pourtant, elle ne put retenir ses larmes quand elle vit son visage violacé et ses yeux exorbités. Des mains lui libérèrent la jambe et elle eut la tragique certitude qu’ils n’auraient plus jamais de contact de ce côté de la mort.
Les oiseaux de mer étaient trop occupés à éloigner à grands cris leurs congénères de leurs nids forés dans les falaises de cap Grange pour prêter attention aux bipèdes pendus sur la paroi abrupte comme des araignées au bout de leur fil et qui ramassaient les plumes de la dernière mue tout en taillant dans la pierre d’autres nichoirs pour les nouveaux couples de l’année. De loin, et même sans doute depuis ces nids, les minces femmes brunes, à la peau mate, qui se livraient à cette étrange tâche, paraissaient toutes identiques. Elles l’étaient.
Maïa les regardait d’un œil distrait. C’était une niche comme une autre, bien sûr, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de l’occuper. Pourtant, ce qui l’attendait à présent était probablement aussi marginal. Tous les espoirs et les projets ambitieux qu’elle nourrissait depuis l’enfance étaient réduits à néant, et elle en avait gros sur le cœur.
Elle baissa les yeux sur ses calculs. Avec précaution, parce que chaque mouvement lui faisait encore mal, elle retourna l’ardoise et la fit glisser en travers de la table des cartes.
— J’ai fini, capitaine Pegyul.
Le grand gaillard leva le nez de ses propres chiffres et se gratta la nuque, sous sa casquette verte, informe.
— Tu m’laisses encore une minute, d’accord ?
Naroïne, la boscotte, la regarda en tirant sur sa pipe.
« N’enfonce pas les officiers. » Maïa l’entendait d’ici.
« Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? » répondit-elle d’un haussement d’épaules. Le navigateur et le lieutenant avaient été emportés par la tempête. Le second était alité avec une commotion cérébrale. Une seule personne à bord du Wotan était désormais capable d’aider le capitaine à gouverner ce sabot. Maïa avait fait d’un passe-temps un talent utile. Elle avait vite compris pourquoi la tradition exigeait la contre-vérification de tous les relevés. La coutume s’était révélée grandement utile au cours de ces deux dernières et affreuses semaines, alors que le navire rebroussait chemin. Chacun avait fait sa dose d’erreurs susceptibles de les mener au désastre si personne n’avait été là pour s’en apercevoir.
« Mais on y est arrivé. C’est tout ce qui compte, j’imagine. »
Elle se prêtait volontiers à cet exercice de calcul, dans la sécurité de ce port dont la position était connue au centimètre près. Ça faisait passer le temps en attendant la guérison de ses blessures, tout en surveillant la mer dans l’espoir de repérer une voile qui ne viendrait jamais, elle le savait.
Le capitaine jeta son crayon sur la table, souleva le cache masquant la carte et chercha les coordonnées de cap Grange.
— Ben t’as raison. Mon rel’vé de c’matin était faux à cause du satellite rouge d’la Charrue. C’est l’Cinq-Pulsations, pas l’trois. C’est pour ça qu’ma longitude était fausse.
— C’est le crépuscule qui vous a trompé, capitaine, dit généreusement Maïa. Les Extérieurs ont installé le nouveau strobo cet été, histoire de faire une fleur au Service de navigation de Caria, quand le vieux phare Cinq-Secondes a cramé.
— Mouais. Un nouveau satellite strobo, voyez-vous ça ! On a ben dû en causer à la télé. Y a eu des pannes de courant, au sanctuaire, mais c’est pas une excuse, cré sabord. Enfin, on a été peinards pendant un bon bout d’temps, soupira-t-il. Bizarre qu’une tempête d’été s’pointe si tard dans l’année.
« À qui le dis-tu », songea Maïa. Les planches et autres débris flottant sur des eaux encore houleuses, le lendemain, quand les vents s’étaient enfin apaisés, disaient assez que le Wotan n’avait pas été le seul à vivre une tragédie. Le pire était arrivé quand une planche avait été remontée à bord et retournée, et qu’on y avait lu les lettres Z-E-U…
Tous les avaient regardées les yeux écarquillés, muets d’horreur. Le silence de la radio avait changé l’inquiétude en désespoir. En aidant l’équipage à ramener le navire endommagé au port, Maïa avait trouvé un dérivatif à son chagrin.
« Il faut que je débarque. Peut-être que je me sentirai mieux sur la terre ferme. »
— Merci pour tout, capitaine, dit Maïa d’une voix atone. La barge est chargée. Je ne veux pas la faire attendre.
Elle se baissa avec précaution pour attraper la courroie de son sac, mais Pegyul le ramassa et se le mit sur l’épaule.
— T’es sûre qu’tu veux pas rester ?
— Comme vous disiez, répondit-elle en faisant doucement non de la tête, il y a toujours une chance que ma sœur soit vivante, que son bateau rentre au port sur trois pattes ou qu’elle ait été repêchée par un autre navire. Nous devions nous retrouver ici. C’est ici qu’elle viendra. Si elle peut.
L’homme la regarda d’un air dubitatif. Lui aussi avait subi des pertes cruelles avec la disparition du Zeus.
— Tu s’rais la bienvenue chez nous. T’aurais où loger jusqu’au printemps, et tous les trois quarts d’année après.
Ce n’était pas une offre ridicule. D’autres femmes, telle Naroïne, avaient suivi cette voie, vivaient et travaillaient à la périphérie de l’étrange monde masculin. Mais Maïa refusa.
— Il faut que je reste ici, au cas où Leie reviendrait.
Il soupira et elle se demanda comment cet homme pouvait être le même que celui qu’elle avait jugé de façon si simpliste à Port Sanger. Il semblait étonnamment complexe pour une de ces frustes créatures. Il tendit le sac de Maïa au pilote de la barge et tira de sa poche un petit instrument de cuivre.
— C’est mon meilleur sextant, avec çui que j’me sers, dit-il à Maïa en lui montrant comment on dépliait les trois bras de visée. L’est portable. Y a deux sangles de cuir pour l’attacher à son bras. Ça, ça sert à caler l’réflecteur principal, comme ça, vu ? Y a même une visée pour l’Ancien Réseau, là.
Maïa s’extasia devant la miniaturisation de l’instrument. Les vieux cadrans de lecture ne serviraient plus jamais, bien sûr. Ils témoignaient de l’ancienneté de cette relique, qui ne rivaliserait jamais avec les appareils minutieusement fabriqués dans les ateliers des sanctuaires. Ce n’en était pas moins un objet aussi utilitaire que vénérable.
— Il est très beau, dit-elle.
Le capitaine replia l’instrument. L’étui portait une gravure représentant un vaisseau aérien. Un engin imaginaire et flamboyant qui ne pouvait à l’évidence voler.