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« Sauf quand une clone perd toute sa famille d’un coup. Ni toi ni moi ne pouvons imaginer quel drame c’est pour elle. »

Oh si, Maïa l’imaginait très bien. Avec Leie, c’est tout son clan qu’elle avait perdu. Leie avait toujours été là, parfois exaspérante, voire étouffante, mais elle était sa compagne, son alliée, son image miroir. Maïa avait vu dans le voyage séparé une occasion de développer des talents indépendants, mais leur but avait toujours été commun, un rêve partagé.

Elle s’en était maudite. Si elles étaient restées ensemble, elles seraient unies aujourd’hui, dans la vie ou la mort.

La Prêtresse lui avait dit tout ce qu’on dit dans ces cas-là, que ce n’était pas sa faute, que Leie aurait voulu qu’elle réussisse, que la vie continuait. Maïa lui avait été reconnaissante d’essayer de la sortir du marasme. En même temps, elle en voulait à cette var de s’immiscer dans son malheur, d’avoir choisi de devenir « Mère », de sa vie protégée.

Et puis, à bout de forces, Maïa s’était laissée aller. Sa jeunesse, la bonne chère, avaient hâté la guérison de son corps. La méditation théologique avait ensuite joué son rôle.

« Je m’étais toujours demandé pourquoi les hommes adoraient encore ce Dieu de tonnerre. Une divinité qui voit tout, observe chaque acte et s’ingère dans toutes les pensées. »

Le vieux Bennett lui avait parlé de sa foi, qu’il jugeait compatible avec la dévotion à Mère Stratos. Apparemment, elle se transmettait dans les sanctuaires des mâles, et les Savantes, les Conseillères et les Prêtresses auraient toujours pu essayer de l’éradiquer ; elles s’y seraient cassé les dents.

Mais comment cela avait-il commencé ? Il n’y avait pas d’hommes parmi les Fondatrices, dans les dômes qui fleurissaient sur le continent de l’Arrivée. Des générations étaient sorties des labos avant la fin des Grands Changements. « Nos ancêtres ne savaient rien en dehors de ce que les Fondatrices voulaient bien leur dire. Alors, comment ces premiers Stratoïns avaient-ils entendu parler de Dieu ? »

Ce n’était pas un simple exercice intellectuel. « Si Leie est morte, peut-être son âme s’est-elle jointe à l’esprit de la planète. Peut-être fait-elle partie de cet arc-en-ciel, là-bas. » D’un autre côté, la foi du vieux Bennett avait quelque chose d’assez tentant. Il croyait en une vie après la mort, en un lieu appelé « ciel » où était assurée une forme de continuation incluant une mémoire, une conscience individuelle. D’après lui, les morts entendaient les prières des vivants.

« Leie ? projeta-t-elle solennellement. Si tu m’entends, envoie-moi un signe ! Comment c’est, de l’autre côté ? »

Il y eut peut-être une réponse dans les reflets sur l’eau ou dans les cris des mouettes, mais elle fut trop subtile pour Maïa. Elle prit un Plaisir pervers à imaginer la réponse qu’aurait apportée sa jumelle à une question aussi déplacée.

— Laisse-moi le temps d’arriver, pauvre pomme. Et puis si je te le disais, ça te gâcherait le Plaisir.

Maïa pêcha un sécateur dans la poche de son sarrau. Elle aidait à soigner le verger, composé d’arbres natifs de Stratos que tous les Temples avaient obligation de sauvegarder, en signe de reconnaissance envers la planète. C’était un travail paisible, et qui semblait porter en lui sa propre leçon.

— On est tous les deux en danger, toi et moi, hein ? dit-elle à la chétive ombelle dont elle s’occupait avant que ses pensées ne se mettent à vagabonder.

Des millions d’années d’évolution avaient fourni au jacar les moyens de tenir en respect les herbivores indigènes. Ces moyens s’étaient révélés inefficaces contre les créatures d’origine terrienne qui, des lapins aux oiseaux en passant par les daims, le trouvaient toutes délicieux. De plus il était difficile à cultiver. Les cinq spécimens de ce jardin étaient catalogués dans la lointaine Caria.

— Peut-être notre vraie place à tous les deux est-elle dans ce genre d’endroit, ajouta-t-elle en donnant un dernier coup de sécateur puis en reculant pour regarder son travail.

« C’est un peu tard pour avoir des regrets, maintenant que tu as annoncé ton départ. »

En allant à la cabane à outils, elle passa devant les murs écroulés d’un ancien bâtiment. Un Temple précédent, lui avait expliqué une des sœurs. En explorant les ruines, Maïa avait remarqué un bas-relief érodé enfoui sous un lierre avide. La figure la plus reconnaissable était celle d’un farouche dragon protecteur aux ailes déployées, un des symboles les plus courants de la divinité planétaire. Des flammes jaillissaient de sa gueule ouverte vers un objet volant en forme de roue.

En y regardant de plus près, Maïa avait découvert que le feu était constitué de fines lignes s’échappant des dents du dragon. Au pied du bas-relief, elle avait mis au jour une bataille de démons – dont un groupe portait des cornes et l’autre des barbes – si farouches que la sculpture, même adoucie par l’âge, l’avait fait frémir. Plus tard, elle avait appris qu’il s’agissait d’une œuvre antique, créée peu après la venue de l’Ennemi qui avait failli détruire la culture hominienne sur Stratos. Et non, les vrais ennemis n’avaient pas de cornes. C’étaient des représentations allégoriques.

Maïa avait ensuite demandé, en montrant à mère Kalor les visages barbus à demi effacés, si c’étaient des hérétiques.

— Les bâtisseurs de ce Temple ? Je ne pense pas. Il y a des Perkinistes et d’autres du même genre dans les terres, mais à ma connaissance, cap Grange a toujours été orthodoxe.

Mère Kalor avait proposé à Maïa de consulter les archives du Temple. L’offre l’aurait peut-être tentée en d’autres circonstances, mais elle ne voyait pas l’intérêt de se laisser consumer par le chagrin et elle s’était promis de faire preuve d’esprit pratique et de vivre au jour le jour.

Elle ôta son sarrau et rendit le sécateur à la Jardinière cheffe qui soignait de jeunes plants, assise à une table. Son sourire montrait quelle paix on pouvait atteindre en suivant cette voie. La douce voie qui passait par le Refuge de Lysos.

Mère Kalor n’avait pas eu l’air blessée que Maïa refuse d’endosser la robe des novices. Elle voyait dans son départ un hommage rendu aux soins qu’elle avait reçus au Temple.

— Ta place est au cœur de la vie, avait-elle dit. Le destin et le monde ont un rôle à te faire jouer, j’en suis sûre.

La bonté et la gentillesse qui lui avaient été prodigués ici lui avaient réchauffé le cœur. « Je n’oublierai jamais ce Temple. » Elle avait rangé ce souvenir dans le grenier de sa mémoire. Peut-être le ressortirait-elle de temps en temps pour y jeter un coup d’œil, mais jamais pour y revenir.

En d’autres temps, quand une idée, une personne ou quelque chose de nouveau lui inspirait une réaction particulière, elle se faisait une joie de le raconter à sa jumelle. L’anticipation était autrement délicieuse que le simple souvenir de l’événement. Quoi qu’il lui arrive de bien désormais, il lui faudrait apprendre à l’apprécier seule. Cette vérité sans fard la consumerait encore longtemps. La douleur s’apaiserait avec le temps, mais cette absence béante resterait en elle aussi longtemps qu’elle vivrait, et elle lui donnerait le nom d’enfance.

Que voit un enfant quand il fait un cauchemar, ou vous-mêmes, quand vous avez peur ? Des fantômes ? Des prédateurs ? Ou vos pires craintes prennent-elles la forme d’hommes qui vous guettent dans l’ombre, animés d’ignobles intentions ? Pour tous, la peur revêt souvent des traits masculins.

Le secours aussi, c’est vrai. Nous n’avons jamais dit que tous les mâles étaient des fauves sanguinaires. L’Histoire est pleine d’hommes de bien. Mais songez au temps et à l’énergie qu’ils ont investis dans la lutte contre les méchants. Éliminez les uns et les autres, et que reste-t-il ? Bien des problèmes pour pas grand-chose.