Telle était l’analyse qui présida aux premières expériences de parthénogenèse tenues sur Herlandia – sans succès. Même les techniques les plus avancées ne permettent pas d’éliminer totalement le mâle du processus de reproduction humaine.
Ce fut une déception, mais nos échecs nous guident. Si nous ne pouvons exclure les hommes de notre nouveau monde, faisons en sorte qu’ils nous gênent le moins possible.
Chapitre V
« Tournez le dos aux montagnes côtières et vous entrez dans les prairies de Longue Vallée, pareilles à un océan aux vagues immobiles, festonnées de pourpre. Dans cette ondoyante monotonie, le regard cherche en vain un poteau, une borne évoquant le concept de topographie…
« Puis, à l’horizon se dressent, isolées, des colonnes de basalte taillées par le vent, des monolithes couronnés de verdure : les lointaines Aiguilles de Pierre, témoignage de la puissance et de la persévérance de l’érosion naturelle qui les sculpta longtemps avant l’arrivée des humains sur Stratos.
« Le gouvernement de Longue Vallée a ordonné récemment la construction de sanctuaires masculins sur les Aiguilles, rompant ainsi la tradition de bannissement saisonnier instaurée par les premières Perkinistes…»
Maïa se laissait bercer par le ronronnement des rails magnétiques et par la voix apaisante de l’autre passagère du fourgon à bagages, une certaine Tizbé Bellère. Elle lisait un « guide de voyage », comme elle disait, élégamment relié de cuir. Maïa s’interrogeait sur l’intérêt de lire la description de ce qu’on voyait. Cela dit, l’éducation artistique que lui avait prodiguée le clan de Lamatie était assez rudimentaire.
« Tous les hommes en âge de se reproduire sont bannis de la vallée pendant la saison du rut…»
Tizbé avait les cheveux blonds, relevés sur la tête. Elle était habillée comme une clocharde, mais ses vêtements se révélaient, à l’examen, de bonne qualité et démentaient les paroles de leur propriétaire qui se disait pauvre. Elle était censée payer son voyage en aidant Maïa à préparer les paquets jusqu’à Sainte-Ecluse. Jusque-là, elle ne lui avait pas fait une impression formidable.
« Mais il faut se garder de juger trop vite », se dit-elle.
En quittant cap Grange, Maïa avait laissé à mère Kalor une lettre à remettre à toute jeune femme lui ressemblant. Après tout, le dogme ne réfutait pas les miracles, même dans ce monde régi par le hasard et les affinités moléculaires…
— Tu veux vraiment aller à Longue Vallée ? lui avait demandé mère Kalor. Ces Perkinistes sont des fanatiques rigides et prétentieuses, qui n’aiment ni les hommes ni les vars.
— Ça ne les empêche pas d’en engager, avait répondu Maïa.
— Pour des travaux qu’elles refusent de faire elles-mêmes.
— Je n’ai pas les moyens d’être difficile, avait rétorqué Maïa, mettant fin à la discussion.
Si Leie réapparaissait, il ne serait pas dit que Maïa n’avait rien fait d’utile pendant leur séparation.
Par chance, un clan ferroviaire cherchait quelqu’un de doué en calcul. On ne lui demandait pas de résoudre des intégrales, juste un peu de comptabilité, mais ça lui permettait de mettre ses compétences à profit. Leie aussi aurait vite trouvé du travail, elle qui aimait les machines. Si seulement…
Tizbé interrompit ce lugubre enchaînement d’idées.
— Écoute ça : « Les voyageuses seront spécialement intéressées par le système de transport, parfaitement adapté à une sous-culture pionnière, lut-elle avec componction. Le chemin de fer solaire, dirigé conjointement par les clans Musseli, Fontana et Brackett, vous mènera à destination sans retard excessif. » Le Fontana avait quatre heures de retard, hier, et ce tortillard musseli ne vaut guère mieux ! s’esclaffa Tizbé.
Maïa lui retourna un sourire forcé. Sa compagne était un peu injuste : les trains arrivaient à l’heure pendant les saisons calmes, quand les hommes de la guilde des Cheminots conduisaient les locomotives, mais l’été, ils étaient bannis. Les clans auraient pu engager des mécaniciennes du même niveau – des vars itinérantes, ou même un clan de spécialistes, ce qui leur aurait permis de se passer des hommes pour ça comme pour tout le reste. Mais les autorités de la région étaient coincées entre leur idéologie séparatiste radicale et les contraintes biologiques. Elles avaient besoin de mâles de l’automne au printemps pour amorcer la conception des clones. Or il n’y avait rien de tel que le travail pour occuper ces mâles entre les brèves périodes d’amorce. Dans ces plaines, les locomotives jouaient le même rôle que les bateaux sur la côte : garder un contingent d’hommes disponibles à portée de main.
Seulement si les mécaniciens, notoirement susceptibles, prenaient ombrage des remplacements d’été, ils risquaient de ne pas revenir l’année suivante. Ce serait la catastrophe. Alors, l’été, les clans ferroviaires faisaient avec…
Les jeunes gens commençaient à rentrer des sanctuaires côtiers, la guilde des Cheminots reprenait du poil de la bête. Les horaires seraient bientôt respectés. Mais Maïa ne se cassa pas la tête à expliquer tout cela à sa compagne.
— « Les trois clans ferroviaires dirigent des lignes concurrentes, chacun en association avec une guilde masculine qui détient une quote-part du capital, conformément à une Loi du Conseil planétaire…»
Drôle de relation professionnelle entre les sexes, songea Maïa. Enfin, la citadelle de Lamatie accueillait bien, année après année, la guilde des Pinnipèdes, en lui consentant toutes sortes de droits allant du commerce à la procréation…
« Et si l’hérétique de Lanargh avait raison ? Nous vivons peut-être une époque de changement…»
À chaque arrêt, les jeunes gens portant la tenue orange de la guilde des Cheminots s’affairaient autour de la locomotive à énergie solaire tandis que les petites Musselies s’occupaient des marchandises. Beaucoup de ces garçons ressemblaient étonnamment aux clones femelles en salopette rouge foncé.
« Ça alors ! Des sœurs qui connaissent encore leurs frères et des mères leurs fils, longtemps après que la vie en a fait des hommes. » Maïa pensa au gentil petit Albert à qui elle avait appris à naviguer. Elle aurait bien aimé savoir ce qu’il était devenu… Une pensée en entraînant une autre, elle se remémora ses rêves d’enfance où elle retrouvait son père. Comme si la rencontre fortuite d’un spermatozoïde et d’un ovule avait un sens dans ce monde sans pitié. Un monde capable de briser des liens plus solides que la maternité. « Ah, tu ne vas pas commencer à t’apitoyer sur toi-même ! Leie n’aurait pas supporté ça. »
— Ça, c’est génial ! s’exclama Tizbé. Écoute : « Longue Vallée est typique de la Frontière, avec ses petites villes rustiques, leurs silos à grain et leurs panneaux solaires…»
« Rustique… Autant dire arriéré, aux yeux d’un touriste citadin. Tizbé me trouve-t-elle rustique, moi aussi ? »
— « Vous remarquerez des étendues de kuoum, une herbe protégée par des Lois plus strictes que celles de Caria…»
Maïa avait remarqué, en effet, les immenses étendues de tiges ondulantes ponctuées de fleurs violettes. Les Perkinistes adoraient une Mère Stratos dont l’exécration du mâle n’avait d’égal que la colère envers les violences infligées à la nature. Maïa soupçonnait toutefois que ce bel idéal écologique visait aussi à limiter la concurrence.