Quand Longue Vallée avait été ouverte à la colonisation, de jeunes vars avaient dû venir de toute la planète pour dompter la terre et former de puissantes alliances interclaniques. Elles avaient fondé leur niche, élevé leurs filles et monnayé leurs récoltes. D’où la construction du chemin de fer, pour expédier les surplus et faire venir d’autres produits.
« Et des hommes. » L’utopie perkiniste n’avait pas longtemps tenu le coup. « On ne lutte pas contre la biologie. On peut tout juste infléchir un peu les règles. »
— Ça c’est intéressant ! Tu savais qu’il y a quarante-sept espèces de zahu ? On en fait des tas de choses, comme…
Un coup de sifflet interrompit l’exposé de Tizbé. Soulagée, Maïa jeta un coup d’œil à la carte murale.
— On arrive à Argile, annonça-t-elle en ouvrant son livre de comptes. Bon, tu me lis les numéros, je vais chercher les paquets.
Elle garda le doigt sur la première ligne en attendant Tizbé qui s’approchait nonchalamment, puis elle s’engagea dans l’allée centrale du wagon, bordée de hautes étagères.
— Le premier numéro, c’est quoi ?
Un long silence.
— Euh… 4 176, non ?
Maïa fit la grimace. C’était le dernier numéro de l’arrêt précédent, une heure plus tôt.
— Celui d’après ! Il y a marqué « Argile » dans la marge.
— Ah ! 5 396, c’est ça ?
— C’est ça !
Maïa dénicha le colis sur les étagères, le fixa à un crochet coulissant sur un rail au plafond et l’amena à un endroit dégagé sur le plancher du wagon.
— Suivant !
— Euh… Ça doit être le… voyons… le 6 178 ?
Maïa alla en soupirant chercher le colis. Par chance, le système de rangement des Musselies n’était pas trop compliqué.
— Après ?
— Déjà ? J’ai perdu la ligne… Ah si ! 9 254.
Normalement, Maïa aurait dû tenir le livre et son assistante manipuler les colis, mais Tizbé avait gémi qu’on lui faisait faire un travail « de lugar ou d’homme ». Elle n’avait jamais réussi à faire marcher le palan et s’était planté une écharde dans le doigt. Maïa se disait qu’elle devait sortir d’un grand clan urbain, riche et décadent, dont les mères élevaient leurs vars dans du coton et les envoyaient à l’aventure complètement désarmées dans la lutte pour la survie. Peut-être Tizbé comptait-elle sur son charme pour s’en sortir.
« Mais c’est drôle, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue. »
Malgré l’aide de Tizbé, ou peut-être à cause d’elle, le tri des colis n’était pas terminé quand le second coup de sifflet retentit. Il y eut un grincement de freins. Dans sa hâte, Maïa manqua laisser tomber le dernier paquet par terre.
Hors d’haleine, elle ouvrit la porte du wagon sur un décor de fours réfractaires, de cheminées et de palettes de tuiles. Tout était rouge ou brunâtre. Ça sentait le chaud.
— Bienvenue à Argile, plaque tournante du comté de Glaise ! entonna Tizbé avec un enthousiasme feint.
Puis le quartier des fours laissa place à des rangées de maisonnettes. À Longue Vallée, les matriarchies importantes bâtissaient leurs citadelles près de leurs exploitations agricoles, laissant les villes aux plus petites, appelées par dérision « micro citadelles ». Une femme tenait par la main une petite fille, manifestement sa clone. La moitié de la population de la vallée était composée de femmes seules, nées en hiver mais qui trimaient comme des vars pour payer leurs frais fixes et élever une unique hivernienne destinée à poursuivre la lignée. Une chaîne fragile, qui se poursuivait malgré tout.
Une immortalité plus simple et moins présomptueuse que le ça passe ou ça casse des Grandes Maisons. « Ça pourrait être pire », songea Maïa. En fait, il y avait quelque chose de doux, d’intime chez cette mère seule avec son enfant. Depuis que ses rêves de gloire s’étaient effondrés, Maïa avait revu sa façon de penser. Les Musselies traitaient les célibataires à leur service comme des membres de leur communauté. Peut-être Maïa obtiendrait-elle un contrat à long terme qui lui permettrait de se faire bâtir une maison. Resterait le problème des mâles, ou du mâle, pour amorcer une naissance d’hiver. On avait du mal à concevoir à un autre moment de l’année tant qu’on n’avait pas eu de clone. Mais il ne suffisait pas de descendre dans la rue en disant : « Hé, vous, là-bas ! »
« Bon, ce n’est pas le moment. Une chose à la fois. »
Le train entra en gare. Des passagères montèrent et descendirent. Des hommes et des lugars déchargèrent une lourde machine agricole. Une contremaîtresse musselie s’approcha, suivie d’un immense lugar chargé de ballots. « Souris, se dit Maïa. Tu n’as plus cinq ans. Tu es une grande fille. »
— C’est tout ? demanda sèchement la femme en indiquant le tas de colis près de la porte.
— C’est tout, répondit Maïa en lui montrant les reçus.
— Pardon, fit Tizbé d’un ton dégagé en se faufilant entre elles, son sac de voyage à la main. Je vais faire un tour.
— Il n’y a que trente minutes d’arrêt ! lui lança Maïa. Ne va pas trop…
Mais Tizbé avait déjà disparu au coin d’un bâtiment.
— Je ne vous dérange pas, non ?
Maïa se retourna d’un bloc, rouge comme une pivoine.
— Excusez-moi, madame. Je suis à vous.
Elle pencha le nez sur les papiers pour pointer les colis tout en se morigénant. « Qu’est-ce qui me prend de me mêler des affaires d’une idiote de var sans cervelle comme tant d’autres ? Leie ne s’en serait pas occupée, elle. »
Leie se serait dit « bon débarras » et voilà tout.
Mais quand la contremaîtresse l’eut remerciée du bout des lèvres, dix minutes avant le départ, Maïa partit à la recherche de son assistante. Elle arrivait au bout de la plate-forme lorsqu’un coup de sifflet annonça l’arrivée d’un autre train.
Maïa remarqua un jeune homme qui s’apprêtait à actionner un aiguillage magnétique. Deux jeunes femmes gloussaient non loin de là, devant une maison aux rideaux rouges. Elles ouvrirent leur corsage en regardant ostensiblement le garçon qui rougit.
— Pas maintenant ! souffla-t-il. Attendez-moi une minute.
Il ramena son attention sur le train qui approchait dans un hurlement de freins. L’une des femmes montra quelque chose du doigt avec jubilation. Le pantalon du garçon moulait une protubérance grossissante. Il leva les yeux sur Maïa et se détourna, gêné. Les femmes se mirent à rire de plus belle.
— Hé, Gam, cria l’une, t’es sûr de tenir le bon manche ?
— Barrez-vous ! répliqua-t-il d’une voix rauque.
— Oh, allez ! Tiens, t’en veux encore ?
Elle agita avec un sourire aguicheur un flacon de poudre bleue. Maïa remarqua, au coin des lèvres du garçon, une tache de la même teinte.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Tout le monde se tourna vers la maison aux rideaux rouges. À la porte se tenaient un homme d’âge mûr et… Tizbé !
Mais une Tizbé qui aurait, en l’espace de vingt minutes, changé de vêtements, teint ses cheveux, et vieilli de dix ans.
« Lysos ! songea Maïa. Nous projetions de nous faire passer pour des clones, Leie et moi. Si on m’avait dit qu’une clone s’amuserait à se faire passer pour une var ! »
— Elles t’agacent, ces poules, Gam ? demanda le gaillard.
— N-non, Jacko, c’est juste que…
— Lennie, Rose, rangez-moi votre matériel de bandaison ! pesta la femme qui ressemblait à Tizbé. Personne ne doit voir ça, et encore moins en distribuer des échantillons gratuits !