— C’était juste pour rire, Miri, geignit une des filles en courant vers la maison, et la dénommée Miri lui prit la bouteille des mains au passage.
« Tizbé n’est donc pas une var », se dit Maïa comme la femme se tournait vers elle et lui jetait un regard noir.
— Et toi, par tous les diables vrils, qui es-tu ?
— Euh… personne, fit Maïa, interloquée.
— Alors, dégage, Personne. T’as rien vu.
— Gam ! cria l’homme.
Le garçon, troublé, avait oublié le train qui approchait et malencontreusement appuyé sur le levier. Il y eut un lourd déclic. Désemparé, il poussa le levier dans l’autre sens, trop tard. Deux cliquetis grinçants. Il le tira en sens inverse…
Un mécanicien terrorisé actionna un frein de secours et regarda, impuissant, la locomotive s’engager, dans un ululement strident, sur une voie déjà occupée par un autre train.
Le garçon sauta sous la plate-forme. Ce fut la débandade.
Dans la foule qui contemplait bouche bée le désastre, Maïa revit la femme qu’elle avait prise pour sa compagne de voyage. Elle discutait avec la vraie Tizbé. Elles offraient deux versions du même visage à deux âges différents.
Maïa se rappela alors où elle avait déjà vu ces traits : à une terrasse de Lanargh, devant une maison à l’enseigne d’un taureau souriant tenant une cloche entre ses dents. La même enseigne ornait la façade du bâtiment dominant les voies.
On trouvait des maisons de Plaisir dans la plupart des villes, pour répondre aux désirs humains de l’hiver et de l’été. La Savante Judeth les appelait des « soupapes de sûreté ». « Des bordels », rectifiait la Savante Claire, d’un ton qui ne donnait pas envie de demander des précisions. En réalité, ces maisons accueillaient les marins qui n’étaient pas invités dans les clans quand les aurores boréales faisaient bouillir leur sang. Et même au cœur de l’hiver, alors que les hommes s’intéressaient plus au Jeu de la Vie, qu’aux jeux de la chair, certaines sœurs lamaïs éprouvaient le besoin d’être « réconfortées ». Surtout quand le givre de gloire tombait du ciel.
Les clans spécialisés qui tenaient ces établissements employaient souvent de la main-d’œuvre var. Maïa et Leie ne se trouvaient pas assez jolies ou évaporées pour se lancer dans cette carrière, mais ça ne les empêchait pas d’essayer d’imaginer ce qui pouvait s’y passer. Maïa tourna le dos à Tizbé et Miri. « Que font ces filles de la haute dans ce coin paumé ? »
À voir l’enchevêtrement de tôles, il était miraculeux que personne n’ait été tué dans l’accident. Des toubibes arrivaient de la clinique locale. Le mécanicien du deuxième train invectivait un Gam effondré. Jacko, le collègue de Gam, lui répondit un ton plus haut en serrant les poings d’un air menaçant, puis il tendit le bras et repoussa le mécanicien qui fit deux pas en arrière, surpris. Cela sembla attiser sa colère. Il avança sur le mécanicien et lui flanqua en plein visage un coup qui l’envoya à terre. La foule eut un hoquet de surprise.
Le mécanicien tenta de fuir, une main sur son nez ensanglanté. Maïa eut l’impression que le pauvre homme essayait désespérément de se rappeler une chose qu’il avait sue et oubliée : comment serrer le poing…
La femme que Maïa avait prise pour Tizbé retint Jacko, mais il ne s’aperçut même pas de sa présence. Il fallut qu’elle lui tire l’oreille pour attirer son attention. Il grimaça et se tourna vers elle. Ses paroles apaisantes firent leur effet, car il se laissa entraîner vers la maison à l’enseigne du taureau. « Évidemment. Ça fait aussi partie de leur boulot. » Malgré toutes les Lois, les sanctuaires et les asiles tenus par les grands clans, il y avait toujours des problèmes en été, dans les villes côtières, quand les aurores et l’étoile de Wengel réveillaient la bête qui sommeillait chez les mâles. On voyait des hommes en rut brailler et se chamailler. Les femmes des clans de Plaisir savaient régler les problèmes de ce genre, heureusement pour le pauvre mécanicien.
« Mais on n’est pas en été ! songea Maïa, abasourdie. Ça n’aurait pas dû arriver. » Dans la foule qui se dispersait, Maïa aperçut Tizbé – la vraie – qui la regardait d’un air songeur.
Les humains ne fonctionnent pas comme ces plantes ou ces poissons pour lesquels la sexualité n’est qu’une option. Le sperme est indispensable à la formation du placenta qui nourrit l’enfant dans la matrice. La reproduction sans intervention du mâle – la parthénogenèse – semble impossible chez les mammifères. Nous ne pouvons qu’imiter le processus de reproduction de certaines créatures terriennes, appelé amazonogenèse. L’accouplement avec un mâle est nécessaire pour amorcer la conception, mais les rejetons sont des clones génétiquement identiques à la mère.
— Parfait ! dirent les premières séparatistes d’Herlandia. Nous concevrons des mâles dans ce but et nul autre.
Vous rappelez-vous les drones d’Herlandia, ces petits êtres dociles et soumis, programmés pour un bonheur éternel ? Prendre des êtres pleins de vigueur, de curiosité et d’amour de la vie pour en faire ces monstres léthargiques était une erreur, une abomination. Leur création fut un échec, bien sûr. Des pères maladifs n’engendreront jamais qu’une race maladive.
Par ailleurs, devons-nous totalement exclure la diversité ? Il se pourrait que nous ayons de temps en temps besoin de la magie du brassage des gènes, induite par la sexualité normale.
L’arrivée de l’Ennemi mit brutalement fin à l’expérience. Les femmes défendirent courageusement leur nouvelle civilisation, mais elles se rendirent compte, au moment où elles auraient eu besoin d’hommes mus par la hargne qui fait les guerriers, qu’elles en avaient délibérément tari la source. Les chiens de manchon sont sans utilité face aux monstres.
Voilà, mes sœurs, une autre raison de ne pas éliminer entièrement l’élément mâle de notre société.
Nos descendantes risquent d’en avoir besoin.
Chapitre VI
Le train repartit et Tizbé poursuivit sa lecture, mais en silence, cette fois. Maïa trouvait son mutisme déconcertant, comme tout ce qu’elle avait vu, et encore, elle n’avait sûrement pas tout vu. Elle n’arrivait pas à évacuer les étranges incidents auxquels elle avait assisté en les mettant sur le compte du vieil adage : « Autres ports, autres mœurs. » Elle avait l’impression angoissante qu’il se passait quelque chose. « Et mon petit doigt me dit que ça ne va pas me plaire. »
Elle avait toujours été plus curieuse que Leie, en particulier de ces choses qui « ne regardaient pas une estivienne ». Elle s’était juré de se réfréner, surtout depuis la tempête. « Question de bon sens. Une var seule au monde ne peut pas se permettre de prendre de risques. » Mais ce mystère irrésolu la tourmenterait jusqu’à la folie, comme une rage de dents.
Chaque fois qu’elle pensait que son « assistante » ne la regardait pas, Maïa jetait un coup d’œil vers sa valise, qui contenait à coup sûr autre chose que de simples habits.
« Ce n’est pourtant pas le moment de m’attirer des ennuis ! »
La jeune femme bâilla, posa son livre et s’allongea sur les sacs de jute. Maïa vit les racines sombres de ses cheveux décolorés. Elle savait maintenant que ce n’était pas une estivienne gâtée qui faisait du tourisme à la recherche d’une niche peinarde, mais une clone en mission pour sa famille.
« Un clan riche, puissant, qui tire ses revenus des maisons de Plaisir. Une entreprise complexe, lucrative qui exige autre chose que des mains vigoureuses et un joli minois. »