Maïa avait parfois vu, à Port Sanger, de ces femmes qui se pavanaient dans des robes de voyage élégantes, traitant avec les meilleurs clans, et rendant même visite aux mères lamaïs.
« Un service spécial de massage à domicile ? » se demanda Maïa. C’était trop simple. Et pas l’hiver, ou en plein été. Les Lamaïs étaient très maîtresses d’elles-mêmes ; elles ne pensaient guère à l’amour charnel le reste de l’année.
Des courriers, alors ? Un service de messages à domicile ? Elles disposaient de la couverture rêvée pour livrer des missives entre clans alliés, par exemple. Mais quels messages mériteraient d’être ainsi transmis ?
Des messages sacrément dangereux, estima Maïa. Ou bien des marchandises dangereuses.
Ce flacon de poudre bleue, qui clapotait comme un liquide, manifestement destinée aux hommes… Un produit en rapport avec l’érection embarrassante d’un adolescent, ou la colère déplacée d’un homme. Maïa se rappela comment, à bord du Wotan, des marins avaient paru excités par sa nudité – en automne, et bien qu’elle ne fût qu’une var, vierge, et crasseuse par-dessus le marché. Cette fois-là, le mystérieux courrier était un homme, mais elle savait maintenant que les hommes et les femmes pouvaient coopérer pour des entreprises complexes.
« Y compris criminelles ? »
La jeune femme blonde ronflotait, un bras sur les yeux. Maïa se leva en soupirant. « Je sais que je vais le regretter. »
Elle fit un pas. Puis un autre. Une planche craqua sous son pied. Elle repartit en redoublant de précautions et s’agenouilla enfin près de la jeune fille endormie.
C’était une mallette de tissu grossier. Un léger bourdonnement trahissait la présence d’un élément métallique vibrant en harmonie avec le propulseur magnétique de la locomotive. En examinant la fermeture de la valise, elle repéra trois petits boutons sur le côté. Contrairement aux apparences, c’était un article de technologie coûteuse. Il devait falloir les presser selon un certain ordre, sans quoi une alarme se déclenchait.
Maïa recula prudemment et revint avec un bout de fil de fer qui servait normalement à fermer les bagages récalcitrants. Après s’être assurée que son « assistante » dormait toujours, elle enfonça le bout du fil de fer entre les fils du tissu. Il rencontra quelque chose de mou, probablement des vêtements. Elle insista, sans grand succès, et répéta son geste quelques centimètres plus loin, avec le même résultat.
« Je me trompe peut-être… sur beaucoup de choses. » Elle s’assit par terre et réfléchit. La prudence lui conseillait de laisser tomber. La curiosité et l’obstination l’emportèrent. Elle se déplaça pour attaquer la valise sous un autre angle…
Le plancher gémit comme un animal agonisant. Maïa retint son souffle. Elle regarda la clone du coin de l’œil et se demanda ce qu’elle dirait si Tizbé se réveillait et la trouvait à côté d’elle. La voyageuse changea légèrement de position et se remit à ronfler de plus belle. La bouche sèche, Maïa planta son fil de fer à un nouvel endroit de la valise. Il y eut une résistance, puis un cliquetis. « Aha ! »
Elle renouvela plusieurs fois l’expérience, dessinant une carte grossière de l’intérieur de la valise. Pour une var en vadrouille, Tizbé semblait transporter bien peu d’effets personnels et beaucoup de lourdes bouteilles de verre.
Maïa regagna son bureau sur la pointe des pieds. « Bon. Tizbé est une messagère qui transporte quelque chose de mystérieux. Mais ce n’est pas forcément illégal. » Tous ces airs de conspirateur, ces rendez-vous secrets sur les quais, cette riche clone qui se fait passer pour une pauvre var, ont peut-être des raisons parfaitement légitimes, des impératifs de discrétion.
Par ailleurs… « Ce qui s’est passé à Lanargh est peut-être lié à cette affaire. L’accident d’Argile l’est indéniablement. Quelque chose de légal pourrait-il créer tant de problèmes ? »
En théorie, la Loi était au point de concours des trois ordres sociaux. En pratique, on ne naviguait pas aisément entre les codes planétaire, régional et local, sans parler de la jurisprudence et des traditions léguées par les Fondatrices et la Vieille Terre. Dans les grandes familles, il était fréquent qu’une ou plusieurs clones étudient la Loi afin de défendre le clan devant les tribunaux. Même si une jeune var avait accès aux recueils de Lois poussiéreux, qu’en ferait-elle ? Tout se passait comme si le système était conçu pour exclure les basses classes, sauf que les clones étaient bien plus nombreuses que les vars, de toute façon, alors pourquoi se tracasser ?
Maïa ne voyait pas auprès de qui chercher un conseil avisé. Il n’y avait même pas de Guardia à Longue Vallée. À quoi bon ? Les pirates et les agités de la côte étaient loin, et les hommes étaient bannis durant la période du rut. Il y avait bien un endroit où elle pouvait aller. Un endroit où une jeune var comme elle devait rapporter les problèmes qui la dépassaient.
Mais elle décida d’essayer autre chose avant.
Le train s’arrêtait une dernière fois à Sainte-Ecluse. Cette fois, Tizbé ne fit même pas mine d’aider Maïa à charrier les colis, à se taper les comptes puis à subir l’examen d’une contremaîtresse tatillonne. Elle s’éclipsa sur un « Salut, à la revoyure ! » désinvolte. « Bon débarras », se dit Maïa. Que quelqu’un d’autre s’occupe de ces mystérieuses bouteilles.
Sainte-Ecluse était un agglomérat d’entrepôts, de silos et de parcs à bestiaux d’un côté de la voie, et un foisonnement de petites maisons pour vars seules et micro clans de l’autre. Il n’y avait rien qui évoquât même le modeste « centre-ville » de Port Sanger. Maïa s’arrêta devant les bureaux de la gare, où une Musselie d’âge mûr, l’air pas trop grincheux, bavardait avec une femme robuste, à la peau cuivrée par le soleil. La cheffe de gare la regarda en haussant le sourcil.
— Excusez-moi, bredouilla Maïa, puis elle se jeta à l’eau. Savez-vous s’il y a une Savante en ville ? Quelqu’un qui ait accès au Réseau ? Je voudrais acheter une consultation.
Les deux femmes échangèrent un coup d’œil. La cheffe de gare ricana.
— Une Savante, tu dis ? Une Savante. Voyons voir… Ç’aurait pôs qu’êt’chose à voir avec la météo, des fois ?
Son imitation ironique du parler masculin fit rougir Maïa.
— Allez, Tess, fit l’autre, et des ridules apparurent autour de ses yeux. L’embête pas, c’te p’tite var. T’imagines ce que va lui coûter sa consulte ? Elle a pas de réduc, comme les clans ! Faut qu’elle en ait sacrément besoin. Écoute, pu-pucelle, y a pas de Savantes diplômées de c’côté de la vallée, mais j’vais te dire : j’passe devant la citadelle de Joplande en retournant à la mine. J’peux te prendre à bord.
— Hon-hon. Est-ce qu’elles sont…
— Reliées au Réseau ? Pour sûr. C’est l’clan l’plus riche du coin. Elles ont la console et tout l’nécessaire. Mais t’en auras peut-être pas besoin. Tout c’qu’y t’faut, j’parie, c’est un bon conseil de mère. Ça t’économisera la consulte.
Un conseil de mère : juste ce qu’on lui avait appris à demander si jamais elle avait des problèmes. Théoriquement, tout le monde pouvait aller trouver les mères du clan local, même les hommes et les vars dans le besoin. Seulement Maïa n’avait pas très envie d’entendre une bande de vieilles clones lui débiter des platitudes et la gratifier de pages entières du Livre des Fondatrices.
« D’un autre côté, si elles ont une console…»
— D’accord. L’ennui, reprit-elle en se tournant vers la cheffe de gare, c’est que…
— Je vois. Tu risques de pas être là pour le 6 h 02, fit la Musselie en bâillant ostensiblement. Ça fait rien, vas-y. Y aura bien une autre var dans le tas. Quand tu r’viendras, on te mettra sur la liste d’attente pour une autre tournée.