« Génial. Je perds mon ancienneté et j’ai de bonnes chances de poireauter une semaine avant le prochain train. Je sens que cette petite histoire va me coûter cher. »
Elle avait le sentiment nauséeux que ce n’était pas fini.
Nous sommes programmées pour prendre du Plaisir à faire l’amour parce que les animaux qui s’accouplent ont des petits. Tout ce qui résulte en une reproduction féconde se renforce et se transmet. L’évolution n’est pas plus compliquée que ça.
Il ne sert à rien de se plaindre que les hommes aient des pulsions agressives. Chez nos ancêtres, l’agressivité permettait aux mâles d’avoir plus de rejetons que leurs rivaux. Le « bien » et le « mal » n’ont pas grand-chose à voir là-dedans.
Ils ont commencé à compter à partir du moment où nous avons développé une conscience. Des comportements excusables chez des animaux bornés ont été jugés pervers et criminels de la part d’êtres pensants. Ce n’est pas parce qu’une caractéristique est « naturelle » qu’elle doit être préservée.
Les radicales d’Herlandia sont allées trop loin, mais on peut sûrement faire mieux que les collaboratrices timorées de la Nouvelle Terre ou de Florentine. Sans éliminer complètement la hargne masculine, on peut la limiter à de courtes périodes, comme chez le cerf et l’élan. Les autres caractéristiques dangereuses ou importunes pourraient être isolées, afin que nos filles n’y soient pas confrontées en permanence.
Nous devrons faire preuve de hardiesse et de perspicacité, en même temps que de compassion en songeant au combat que nos descendantes auront à mener.
Chapitre VII
Le soleil se couchait quand la femme à la peau cuivrée finit de charger son chariot. Elle s’arrêta devant l’hôtel le temps que Maïa y dépose son sac. Il n’y avait pas grand-chose dedans : des vêtements et quelques souvenirs, dont un éphéméride que Leie lui avait offert pour son anniversaire et un petit caillou noirâtre, cadeau du vieux Bennett qui lui avait affirmé que c’était une authentique météorite. Maïa ne voyait pas l’intérêt d’emporter tout ça jusqu’à la citadelle de Joplande juste pour une nuit. Fourrant quelques objets dans ses poches, elle prit le reçu que lui tendait l’employée musselie et se hâta de rejoindre la femme.
La charrette lourdement chargée se traînait sur le chemin de terre creusé d’ornières par les orages d’été. La poussière faisait pleurer Maïa, lui brouillant la vue.
— Les cul-terreuses du Conseil de la vallée font traîner la réparation des routes, se plaignait la propriétaire du chariot. Elles se plaignent toujours d’être fauchées. C’est les agricultrices qui règnent ici, et on a intérêt à s’en souvenir si on veut pas avoir d’ennuis.
« Des agricultrices perkinistes », compléta Maïa in petto. La secte attirait les petits clans sortis depuis peu du statut ingrat de vars. Les riches clans de Longue Vallée étaient modestes par rapport à ceux de la côte, à moins que ce ne soient des branches cadettes de ruches plus importantes ailleurs.
La bienfaitrice de Maïa était une Lemère. Maïa connaissait cette famille, qui avait essaimé dans tous les endroits du continent Oriental où l’on trouvait des gisements de minerai trop maigres pour attirer les grosses exploitations minières, et des communautés dont une petite entreprise métallurgique pouvait satisfaire les besoins. Les Lemères avaient découvert leurs limites à la dure : quand une de leurs affaires devenait assez grande pour attirer la concurrence, elles la vendaient.
« C’est une niche tout de même », se dit Maïa. Rares étaient les vars qui fondaient leur propre lignée matronymique, et avec un tel succès. Qui était-elle pour les juger ?
La Lemère s’appelait Calma. C’était une femme sympathique avec ses grosses pattes rugueuses comme les lingots d’alliage qui venaient par train de cap Grange et que Maïa l’avait aidée à charger. Ils seraient mélangés au fer local selon une recette transmise de mère en fille depuis des générations, et donnerait l’acier Lemer, un produit de qualité raisonnable.
Les Lemères de Port Sanger n’avaient pas sa peau hâlée, pourtant Maïa avait l’impression d’avoir déjà croisé cette femme. Cette impression était à sens unique, bien sûr. Il y avait peu de chances que Calma reconnaisse Maïa si elle la revoyait un jour. La plupart des gens ne prenaient pas la peine de mémoriser, ni même de remarquer, un visage unique.
Pendant que le chariot avançait cahin-caha dans la campagne rougeâtre, Calma lui parla de la vie sur cette vaste plaine alluviale. Les Lemères creusaient la terre au nord de Sainte-Ecluse, où une dislocation du terrain avait fait remonter à la surface un filon prometteur. Trois apprenties d’une citadelle lemère étaient venues au début du peuplement de cette partie de la vallée pour s’attaquer à ces minces veines et installer des forges. Les quatre générations suivantes avaient connu de dures épreuves et quelques années de prospérité. Le clan miniature comprenait aujourd’hui six adultes, quatre clones, un petit estivien et une dizaine d’employées vars de passage.
En apprenant que Maïa avait fait un peu de chimie, Calma se montra plus chaleureuse et s’étendit à loisir sur les défis et les délices de la métallurgie, sur les joies de transformer la matière première afin de répondre aux besoins humains.
— Tu n’imagines pas les satisfactions qu’on peut en retirer, dit-elle en tendant les bras vers l’horizon, où le soleil couchant semblait embraser une mer de céréales. Et ça offre d’énormes possibilités pour une jeune qui en veut.
Par courtoisie, et parce que sa compagne commençait à lui être sympathique, Maïa réprima un éclat de rire. La pauvre Calma lui décrivait une belle voie de garage.
— J’y réfléchirai, répondit-elle prudemment.
Elle se rendit compte avec un pincement au cœur qu’elle avait mémorisé les paroles de la clone comme pour les répéter à Leie. Elle n’y pouvait rien. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Parfois plus que les fragiles êtres humains.
Elle se rappela un hiver où elle se plaignait à sa jumelle, tandis qu’elles tournaient la manivelle d’un monte-charge.
— Elles ont assez bu pour un enterrement, je trouve. Elles ne vont quand même pas nous faire monter et descendre comme ça toute la nuit ?
— Il y avait du givre de gloire sur le bord de la fenêtre, ce matin. Tu sais bien que ça leur donne envie de faire la fête, avait répondu Leie. Si tu veux mon avis, les Lamaïs ont autre chose en tête que la mise au trou de trois grands-mères.
Maïa se rappelait avoir tiqué devant ce terme sarcastique. Les Lamaïs étaient froides avec leurs filles vars, mais elles s’adoucissaient avec l’âge, certaines allant parfois jusqu’à manifester une réelle affection vers la fin de leur vie. Deux des mamies défuntes étaient presque gentilles. Et puis ce n’était pas bien de dire du mal des morts. « On dit que Stratos réutilise tous les atomes qu’on lui restitue et que chaque partie de nous-mêmes sert à une nouvelle vie. »
C’était son premier contact direct avec la mort. On étouffait dans l’étroit monte-charge qui descendait en se balançant entre les parois de pierre humides, et les échos de leur voix voletaient contre les murs du conduit comme des âmes prises au piège. Quand la boîte de bois avait touché le fond, elles en étaient sorties avec soulagement. Des coffres scellés contenaient assez de grain et de provisions pour tenir un siège. Des tonnelets et des bouteilles cachetées à la cire s’alignaient sur un nombre incalculable d’étagères.