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Leie s’était approchée des rangées de bouteilles, sa liste à la main, pour chercher celles qu’on leur avait demandées pendant que Maïa enfilait une autre allée menant à un porche de pierre encadrant une porte bardée d’acier.

Dans le roc était gravé un labyrinthe d’entailles et de sillons. Certaines incisions étaient sinueuses, d’autres droites et assez larges pour y glisser une lame. Quelques protubérances s’enfonçaient un peu si on appuyait dessus, en émettant des cliquetis trahissant l’existence d’un mécanisme caché.

La seule fois où elle avait parlé de la porte à une Lamaï, Maïa avait reçu une gifle mémorable. Leie rêvait souvent aux mystérieux trésors qui devaient se trouver derrière, tandis que Maïa était attirée par l’énigme elle-même. Elle avait subrepticement recopié les contours du labyrinthe et passé des heures ensuite à imaginer des combinaisons et des codes secrets. Ils devaient être durs à déchiffrer pour que les Lamaïs les envoient à la cave sans surveillance.

Ce soir-là, après avoir chargé les bouteilles dans le monte-charge, Leie avait pris Maïa par les épaules.

— Te laisse pas abattre par ce fichu casse-tête ! On descendra un vérin hydraulique en douce, morceau par morceau, et boum ! Fini le mystère !

— C’est pas ça, avait répondu Maïa. Je pensais à ces grands-mères. On les connaissait depuis qu’on était toutes petites. Elles étaient toujours là, comme l’air ou le soleil. Et maintenant, elles sont dans la chapelle, toutes raides, et… et toutes les autres au premier rang, on aurait dit qu’elles se disaient que ce serait bientôt leur tour.

Elle avait frissonné. C’étaient les premières obsèques auxquelles elles assistaient. Elles avaient quatre ans.

Les clones lamaïs vivaient vingt-huit ou vingt-neuf bonnes années stratoïnes. Mais que l’une d’elles s’en aille, et toutes celles de la même classe d’âge en faisaient généralement autant dans les semaines suivantes. Ce n’étaient pas les dernières funérailles de la saison, ni même du mois.

— Je sais, avait répondu Leie d’une voix inhabituellement songeuse. Ça me flanque la trouille, à moi aussi.

Maïa avait appuyé sa tête contre celle de sa sœur, réconfortée de savoir que quelqu’un partageait son trouble.

En remontant de la cave, Leie avait essayé de lui changer les idées en lui racontant une histoire que lui avait rapportée une autre var : plusieurs jeunes clones du clan Saxton avaient fait du grabuge au port, asticotant les marins jusqu’à ce qu’ils soient obligés d’appeler la Guardia, et…

Une compagnie de gous hérissés de piquants traversa soudain la route, faisant hennir et se cabrer les bêtes de trait. Calma tira sur les rênes tout en les apaisant de la voix. Les oiseaux disparurent dans la cannaie, poursuivis par un renard.

Maïa mit quelques instants à reprendre pied dans le présent poussiéreux. Le flot de ses souvenirs lui avait semblé tellement réel… Était-ce le balancement de la voiture qui lui avait rappelé le monte-charge ou bien une odeur, ou la lumière crépusculaire, qui avait déclenché ce retour en arrière ?

C’était drôle. Maïa était incapable à présent de se rappeler quel ragot savoureux Leie avait partagé avec elle ce jour-là, entre la cave et l’office. Elle se souvenait seulement de s’être couvert la bouche de la main pour empêcher son rire de porter dans toute la maison. Après, elle avait eu mal aux côtes pendant des heures, tant à cause de son rire que des efforts qu’elle avait faits pour l’étouffer. Une bouteille de vin s’était renversée et cassée, répandant son contenu sur le fond du monte-charge. La flaque bordeaux s’était insinuée entre les lattes et avait goutté jusqu’en bas.

« Laissez-moi tranquille ! » geignit intérieurement Maïa en retenant ses larmes. Elle ne voulait pas de ces souvenirs. Ils lui brûlaient l’âme et les yeux comme un acide.

D’un autre côté, si ce chagrin réitéré lui faisait mal, ce rire partagé semblait répandre sur sa blessure un baume d’une amère douceur. Elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.

« Et si la vie n’était faite que de courts instants ? » se dit-elle, et elle décida de ne plus résister si un nouveau souvenir heureux se présentait.

Calma n’avait rien dit depuis un moment, peut-être pour respecter son mutisme, et Maïa sursauta quand elle annonça :

— La citadelle de Joplande est juste après ce verger.

Des rangées disciplinées d’arbres fruitiers aux minces troncs formaient un mouvant treillis. Le chariot franchit le pont de planches qui enjambait un ruisseau babillant, et la plantation parut exploser autour de Maïa en une orgie de géométrie planifiée, une étude cristalline de bois vif. La lumière déclinante amplifiait chaque point de vue en substituant à la distance visible une impression d’infini.

Des petites lumières brillaient dans les arbres. Maïa crut d’abord que c’était un éclairage artificiel, puis elle s’aperçut que c’étaient des lampyres qui illuminaient le verger de leurs amours. Des ondes chatoyantes parcouraient les allées. On pouvait les suivre, observa-t-elle, de la même façon qu’on pouvait suivre les harmonies parallèles d’une fugue à quatre voix rien qu’en se laissant aller.

« Ça doit être quelque chose, la nuit. » Elle se prit à regretter de ne pouvoir rester à jamais dans cette galaxie de poche.

Elles sortirent de la forêt et retrouvèrent la lumière plus calme d’une petite lune tombant sur une jolie ferme au milieu de laquelle s’élevait une maison d’adobe. Des antennes pointaient vers les satellites en orbite.

— La citadelle de Joplande, dit la Lemère. Vu l’heure, on te mettra sans doute dans une grange, à cause du code d’Hospitalité. Si elles t’envoient balader, t’inquiète pas. Suis les traces de mes roues et, à partir du grand saule, sers-toi de ton nez. Y paraît qu’on sent la citadelle Lemère de loin. Moi, je m’en suis jamais aperçue.

— Merci. Vous croyez qu’elles risquent de me rembarrer ?

— Par ici, tout le monde finit, tôt ou tard, par aller à Joplande pour une histoire de jugement, répondit Calma en haussant les épaules. Fais gaffe à ce que tu dis, c’est tout.

Le chariot ralentit devant un haut portail. Maïa descendit en marche et suivit la voiture sur quelques mètres.

— Merci. Merci pour tout.

— De rien. Bonne chance pour ta consulte !

La grande femme lui fit un signe amical de la main et le chariot disparut dans un nuage de poussière.

De grosses voitures étaient garées dans l’allée devant la demeure. Une servante var étrillait des chevaux près d’un abreuvoir. « Ce doit être le centre social du comté », se dit Maïa en frappant à la porte d’entrée. Un grand lugar apparut, vêtu d’un gilet rayé qui avait connu des jours meilleurs. Il inclina sa tête grisonnante et poussa un miaulement interrogateur.

— Une citoyenne cherche la sagesse, dit Maïa en détachant bien ses mots. Je requiers conseil des mères de Joplande.

Le lugar émit un bruit de gorge et fit signe à Maïa de le suivre.

L’intérieur du manoir était richement lambrissé de bois vernis, manifestement importé. Des bras de lumière diffusaient une pâle lumière électrique, éclairant un blason prétentieux au-dessus du grand escalier : une charrue entourée de gerbes de blé. « Au moins, il n’y a pas de statues », songea Maïa.

Le lugar la conduisit dans une pièce mieux éclairée. De la fumée lui piqua les yeux. « Des hommes ! » Une dizaine de mâles portant la tenue rouge, orange ou noire des trois guildes ferroviaires étaient vautrés sur des canapés et des coussins un peu râpés. Ils lisaient, regardaient une retransmission sportive sur un télécran tremblotant, jouaient à un jeu de la Vie miniature ou rêvassaient en fumant la pipe et en buvant de la bière. Maïa se dit que tous les hommes à cinquante kilomètres à la ronde devaient être là, ce soir. « Les clans commencent leur cour d’hiver tôt, comme à Port Sanger », songea-t-elle.