Par deux fois alors qu’elle balayait la pièce du regard, Maïa avait vu des hommes bâiller. Sans doute avaient-ils travaillé toute la journée avant de venir. Seulement ce n’était pas de la fatigue qu’ils manifestaient, mais de l’ennui.
« J’ai l’impression que j’arrive au mauvais moment. »
Il n’y avait pas une seule femme adulte. Sauf l’été, les hommes préféraient généralement les soirées tranquilles. Les Joplandes choisies devaient donc être encore dans les coulisses, en train de troquer leur tenue de fermière pour des atours susceptibles, à en croire les catalogues de vente par correspondance, d’éveiller l’étincelle du désir masculin. Maïa regarda les quatre jeunes servantes qui déambulaient parmi les invités. Deux d’entre elles, bien que d’âge différent, avaient le même teint olivâtre et les mêmes cheveux noirs, longs et lustrés, malgré la poussière de la vallée.
Sans doute des hiverniennes, estima Maïa, qui leur donna entre quatre et cinq ans. Les deux autres, plus âgées et moins affriolantes, devaient être des employées vars.
Plusieurs hommes levèrent les yeux sur Maïa et s’en désintéressèrent aussitôt. Seul un jeune homme bien rasé et plus soigné que les autres continua à la regarder et lui fit même un petit sourire. Maïa se prit à redouter qu’il s’approche pour lui parler. Que pourrait-elle bien lui dire ?
Un courant d’air lui apprit que les portes coulissantes s’étaient rouvertes dans son dos. Le regard du jeune homme se porta sur un point situé derrière elle, puis il se laissa retomber sur son fauteuil, l’air déçu. Maïa se retourna machinalement pour voir ce qui avait provoqué cette réaction.
— Qui es-tu, et que fais-tu ici ? lança, d’un ton impérieux, la petite vieille mal fagotée debout devant elle.
Les Joplandes avaient manifestement tendance à l’embonpoint, encore que la carrure de la femme suggérât une force peu commune pour son âge. Elle avait la peau boucanée sous la soie noire des cheveux. Contrairement aux femmes normales, les vars ignoraient de quoi elles auraient l’air en vieillissant, et Maïa se demanda si elle ne préférait pas ça.
— Une citoyenne venue chercher assistance, répondit-elle en s’inclinant courtoisement. J’ai vu, ô Mère, que vous étiez reliée au Réseau, or je dois consulter les Sages de Caria.
Elle n’avait pas eu l’intention de parler fort, mais sa voix portait. Le silence relatif de la salle devint total. Une lueur d’intérêt s’alluma dans les prunelles des hommes alentour, à la grande irritation de la matriarche joplande.
— Voyez-vous ça ! Tu crois donc, variante, avoir quelque chose à dire qui puisse intéresser les Savantes ?
— Oui, Mère. Je vois que votre système est opérationnel, fit-elle en indiquant l’antique télévision, et d’après l’expression de la vieille femme Maïa comprit qu’elle venait de lui fournir une raison supplémentaire de détester cet appareil pourtant bien utile pour attirer les mâles. Par les anciens codes, je requiers votre aide afin de passer mon appel.
De profondes rides barrèrent le front de la matriarche. Elle n’appréciait visiblement pas que cette jeunette de rien du tout invoque les codes devant elle.
— Hmf. Tu tombes mal. Nous ne sommes pas tenues de payer ta communication, ajouta-t-elle après un silence. J’espère que tu as de quoi payer. Pas ici, jeune imbécile ! siffla-t-elle comme Maïa sortait sa bourse. N’as-tu donc aucune pudeur ?
Maïa cilla, déconcertée. Une coutume perkiniste locale interdisait-elle de manier de l’argent devant les hommes ?
— Pardonnez-moi, ô Mère, dit-elle en s’inclinant bien bas.
— Grmblch. C’est bon. Toi, là-bas ! fit-elle avec un claquement de doigts. Le verre de ce monsieur est vide !
Elle conduisit Maïa le long d’un couloir. Elle aperçut, en passant, des jeunes femmes en train de se préparer. Les Joplandes étaient de belles plantes dans leur jeunesse. Quand on aimait les mâchoires solides et les fronts hardis. Mais il ne fallait pas chercher à comprendre les hommes, qui devenaient de plus en plus difficiles à mesure que l’étoile de Wengel pâlissait et que les aurores boréales s’estompaient.
Des clones d’autres familles s’affairaient aux côtés des jeunes Joplandes. La citadelle de Joplande devait partager les frais d’accueil avec quelques clans alliés. À en juger par le manque d’enthousiasme des hommes affalés dans le salon, elles devaient être obligées d’organiser pas mal de ces soirées pour obtenir quelques malheureuses grossesses d’hiver.
Maïa s’attendait à voir davantage de Joplandes pubères dans cette grande demeure, puis elle se rappela : « La population qui croît partout ailleurs est en baisse dans la vallée…»
Évidemment. L’accroissement de la natalité, sur la côte, était surtout dû à l’augmentation des naissances d’été, or ces Perkinistes tenaient les hommes à distance en été, justement pour éviter ce genre de grossesses. Voilà pourquoi elle n’avait pas vu une seule var. Elle se serait bien attardée pour voir comment ces femmes réussissaient dans un domaine où même la puissante citadelle de Lamatie avait du mal à…
— Par ici, siffla la vieille Joplande d’un ton pressant.
— Excusez-moi, ma Mère, fit Maïa en courbant l’échine.
En fait de salle de communication, son hôtesse malgré elle la mena vers un réduit meublé d’un tabouret, d’une table bancale et d’une console standard alimentée par des paquets de câbles passant par un trou dans le mur. Des sièges confortables, réservés aux Mères pour leurs appels à longue distance, étaient alignés le long d’un mur. La Joplande alluma l’écran.
— Appel d’hôte. Paiement en fin de communication, dit-elle à la machine, puis elle se tourna vers Maïa. Si tu ne peux pas couvrir la taxe, tu la rembourseras en travaillant. Cent unités par mois, d’accord ?
Maïa fut envahie par une bouffée de colère. Cette proposition était scandaleuse. « La dernière des estiviennes de Port Sanger est mieux élevée que toi, « Mère ». » Enfin, ce n’était pas avec de la classe que l’on pouvait fonder sa niche dans la prairie… Et qui était-elle, encore une fois, pour en juger ?
— D’accord, dit-elle entre ses dents.
La Joplande sourit. « Je n’ai pas intérêt à ce que ça me coûte trop cher ! Travailler pour des clones de cet acabit, ça doit être le diable et son patriarcat ! »
Maïa s’assit devant la console. Elle avait entendu dire que c’était l’un des neuf, pas un de plus, appareils photoniques qui faisaient encore l’objet d’une fabrication de masse dans les vieilles usines du continent de l’Arrivée, les autres étant des moteurs qui servaient à tout, des trains solaires ou des jeux de la Vie. C’était la première fois qu’elle utilisait une console. Elle tenta de se rappeler les leçons de la Savante Judeth. « Voyons… elle est en mode vocal, donc si j’énonce ma demande…» Elle s’avisa soudain qu’elle n’avait pas entendu la porte se refermer. Elle se retourna. La matriarche joplande était adossée au chambranle, les bras croisés.
— Je requiers le droit à la confidentialité, articula Maïa avec un sursaut de rage.
— Le compteur commence à tourner, pu-pucelle, répondit la mère avec un sourire affecté. Amuse-toi bien.
La porte se referma derrière elle avec un cliquetis.
« Bon sang ! » Le chronomètre inscrit en haut et à gauche de l’écran indiquait déjà onze crédits !