Des mâles riaient à gorge déployée dans la pièce du devant, bien éclairée. Plus loin, de chambres plongées dans la pénombre montaient des souffles rauques, sans équivoque. « Eh bé, songea Maïa en sentant ses oreilles devenir brûlantes, les Joplandes doivent être contentes. Elles en ont pour leur argent, ce soir. » C’était bien le diable si ces braves travailleurs ne leur faisaient pas au moins une clone d’hiver.
La matriarche la mena vers un groupe de bungalows à entrée indépendante. Les portes n’avaient ni clé ni serrure. Elle ouvrit le dernier et se dressa sur la pointe des pieds pour visser une ampoule nue. Elle émit une lumière si faible qu’un interrupteur était superflu ; elle ne risquait pas de chauffer. Deux couvertures étaient pliées sur un matelas bourré de paille. Maïa haussa les épaules. Elle avait vu pire.
— Petit déjeuner à l’aube. Après, ceinture, décréta sa gracieuse hôtesse en tournant les talons.
Maïa ferma la porte et déplia les couvertures. Avisant une cruche sur une table bancale, elle but un bon coup, se passa le visage à l’eau, leva la main, tourna l’ampoule et éteignit.
De tous les coins du complexe agricole émanaient des harmonies puissantes, atonales. La musique de l’allégresse, comme disaient les poètes. Pour Maïa, c’était beaucoup plus sérieux.
Les rythmes changeaient selon les époques. En été, c’étaient les hommes qui cherchaient passionnément à séduire des femmes peu empressées. Maïa connaissait ces schémas depuis toujours. C’étaient les voies de la Nature.
« Enfin, la voie que Lysos et les Fondatrices ont choisie pour nous, rectifia Maïa, les oreilles grandes ouvertes dans les ténèbres. Difficile d’en imaginer une autre. »
Maïa avait réfléchi à l’amour physique – deux partenaires qui s’unissaient par désir, ou par soumission au désir de l’autre. L’acte paraissait à la fois sublime et refléter un besoin frénétique, humide, de se raccrocher à la vie, lié à la conscience de la brièveté de l’existence. Une fusion qui visait à l’immortalité, disaient certains.
Jeune vierge, Maïa ne ressentirait le soubresaut hormonal du désir qu’au cœur de l’hiver. Oh, elle avait déjà éprouvé des sensations qui devaient avoir un rapport avec ça. Une vague envie, comme un vide. La sexualité contribuerait peut-être à combler ce vide. Un peu.
Soupirs et cris étouffés… C’était fascinant. Et s’il y avait derrière tout ça autre chose que le simple frottement d’épidermes l’un contre l’autre, qu’une émission et un mélange de fluides ? Une union qui magnifiait l’apport de chacun ?
« Et si j’étais tout simplement naïve ? » Elle n’avait jamais partagé, même avec Leie, ce doute secret.
— Tu voudrais d’un homme puant et qui gratte en guise d’animal favori ? aurait ironisé sa sœur jumelle.
Maïa ne savait pas ce qu’elle voulait vraiment.
Une heure ou deux plus tard, les choses s’étaient calmées. Le silence l’avait emporté par défaut. Mais Maïa n’arrivait pas à dormir. Elle était énervée par les événements de la journée. Elle finit par repousser ses couvertures et sortit faire un tour sous les étoiles.
L’air sentait plus fort que dans le Nord où elle avait grandi. Elle reconnut tout de suite l’odeur des lugars, ces créatures velues, d’une douceur obsédante, qui dormaient blotties les unes contre les autres. Elle avait lu quelque part que leur odeur faisait partie des caractères programmés par les Fondatrices, qui les avaient dotés d’une grande force physique afin de s’affranchir de la dépendance aux mâles.
Ils sentiraient toujours moins fort que les marins du Wotan, quand un effort pénible faisait apparaître un film de sueur sur leur peau. Les hommes suaient-ils quand ils faisaient l’amour ? Cette pensée accrut l’ambivalence attirance/répulsion que lui inspirait le sexe.
Elle salua d’un sourire ses amis l’Aigle et le Marteau. Les constellations familières lui répondirent en clignotant. Sans réfléchir, elle défit deux attaches de cuir, sortit le sextant de cuivre attaché à son poignet, le déplia et prit des visées angulaires sur l’horizon, sur Ophir, l’étoile polaire, puis Amaterasu. Si seulement elle avait un bon chronomètre…
Une créature passa en voletant au-dessus d’elle. Le vent agitait les arbres près de la rivière, où les lampyres s’accouplaient avec une frénésie qui dépassait celle des humains. Ces myriades d’unions s’accompagnaient d’ondes scintillantes, extatiques, au rythme mystérieux. Des sections entières de la forêt s’allumaient et s’éteignaient à l’unisson. « Je me demande s’il y a un schéma d’ensemble là-dedans », se dit Maïa, fascinée par ce spectacle vivant, complexe, énigme labyrinthique telle celle des constellations qui l’avaient toujours attirée…
Tout à coup, le vent tomba et, dans le silence soudain, un murmure de voix se fit entendre :
— Tu ne sais pas ce qu’elle a raconté à la Sep ?
— Non, et c’est bien ce qui m’inquiète. D’autant qu’elles l’ont prise en PCV. Ça devait être sérieux. Nos cousines de la côte nous ont parlé d’une inspectrice qui fouinait partout. Ça sent mauvais. Vous nous aviez promis la discrétion, aussi !
Oubliées, les lucioles… Maïa se rapprocha dans l’ombre et reconnut la deuxième interlocutrice. C’était la mère Joplande. Quant à l’autre… Maïa eut un choc en l’entendant rire.
— Je doute qu’elle leur ait parlé de notre petit secret. Je la connais, la gamine ; elle n’arriverait pas à sortir d’un sac de jute toute seule !
« Merci, Tizbé », se dit Maïa en frissonnant. Soudain, les pièces du puzzle s’assemblèrent. Pas étonnant que les Joplandes réussissent si bien leurs soirées de séduction, malgré leur démarrage cafardeux ! Pendant qu’elle parlait aux autorités de Caria, Tizbé avait dû se pointer avec ses bouteilles d’été concentré. Que ne donneraient certains clans pour voir s’inverser la courbe de leur natalité, simplement et en douceur ? Surtout ces dévotes Perkinistes, qui détestaient les hommes.
« Elles projetaient de revenir sur la règle du bannissement estival. Les Conseils de la vallée s’apprêtaient à construire des sanctuaires, comme sur la côte. Mais avec la poudre de Tizbé, plus besoin de biaiser avec la doctrine radicale…» Elle qui se demandait si cette poudre avait un intérêt pratique… Elle avait la réponse.
« Les incidents de Lanargh et la collision ferroviaire d’Argile ont eu lieu parce que des gens ont exagéré avec la poudre, parce que c’est nouveau. Si on s’en sert avec précaution, pour faciliter les fécondations d’hiver, où est le mal ? Les hommes de ce soir n’avaient pas l’air de se plaindre. » Les Perkinistes n’arriveraient jamais à leur but. Drogue ou pas drogue, si elles espéraient rendre les hommes aussi rares que les jacarbres, elles pouvaient toujours attendre. Et si en attendant, justement, elles trouvaient le moyen de faire ce qu’elles voulaient dans cette vallée ? Des clans aussi conservateurs que Lamatie essayaient bien de stimuler leurs hôtes mâles durant l’hiver, avec des boissons et des lumières évoquant les aurores boréales de l’été. Cette poudre était-elle fondamentalement différente ?
Elle fut tentée de s’approcher, rien que pour voir la tête que ferait Tizbé. Peut-être, une fois la surprise passée, lui expliquerait-elle, de femme à femme, pourquoi elles faisaient tout ça, ou pourquoi on s’intéressait à elles à Caria. Elle se ravisa en entendant son ex-assistante reprendre la parole.
— Ne vous en faites pas pour notre petite indique var. Je m’en occupe. Elle ne remettra pas les pieds à cap Grange.
Maïa repartit sur la pointe des pieds avec une sensation nauséeuse. Elle s’était fourrée dans de drôles d’ennuis…