Выбрать главу

Des maisons voisines lui parvenaient des bruits de dés, de gros rires et des bribes de chanson paillarde, mais dans leur masure tout était calme. Thalla se mit à ronfloter puis, un moment plus tard, Maïa entendit Kiel se lever. Elle garda les yeux fermés mais il lui sembla qu’elle la regardait. La porte s’ouvrit. À demi endormie, Maïa supposa que Kiel était allée aux cabinets. Mais au matin, la Noire n’était pas revenue.

Thalla n’avait pas l’air de s’en faire.

— Elle a dû aller en ville. Le chariot de grirdi sera plein, alors il prendra personne, mais on a un peu d’argent de côté, toutes les deux. Bien planqué pour qu’il s’évapore pas. Ça arrive, tu sais. Les baguettes disparaissent, comme ça. À ta place, je laisserais pas les miennes sous mon oreiller.

Maïa se demanda comment elle pouvait être au courant. Tout en résistant à l’envie de vérifier que ses maigres économies étaient toujours là, elle nota avec quelle habileté son aînée avait changé de sujet. « Enfin, ça ne me regarde pas. »

Le dix-huitième jour de son arrivée à la citadelle Lemère, Maïa et la plupart de ses collègues furent affectées au transport du minerai de fer venant d’une mine tenue par un clan de femmes albinos dont l’oxyde de fer avait progressivement rougi la peau naturellement livide.

Le lendemain, une caravane de lamas arriva avec un chargement de charbon destiné aux hauts fourneaux. Les grandes femmes aux yeux enfoncés qui menaient les bêtes ne participèrent pas au travail, sans doute indigne d’elles. Maïa et les autres vars traînèrent les lourds sacs d’anthracite vers les fours et, quelques heures plus tard, la caravane était prête à repartir. Son trajet la ferait passer devant trois piliers de pierre qui se dressaient sur l’horizon, au nord-est, puis dans une région mamelonnée où un autre clan avait fondé une petite niche qui vivait de l’abattage des arbres et de leur transformation en charbon de bois. C’était une vie rustique, mais qui ne laissait guère de place à de nouvelles arrivantes.

Maïa se débarbouillait quand Calma Lemère lui rendit sa visite quotidienne. Elle « faisait un saut » tous les soirs, avant le dîner, avec une obstination qui commençait à forcer le respect de Maïa. Cette femme ne renonçait jamais.

— Je vois bien que t’as de l’instruction pour une var. Je parie que tu sors d’un clan de la haute. Faut que tu fasses quelque chose de ta vie, vraiment.

« C’est bien mon intention, répondit mentalement Maïa. Je compte me tirer d’ici dès qu’il n’y aura plus de danger, et il fera chaud le jour où on me verra approcher de quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un morceau de charbon. »

Mais pourquoi se montrer inutilement blessante ? Cette femme était plutôt sympathique, au fond.

— Je mets de l’argent de côté pour partir, expliqua-t-elle.

— Je croyais que t’étais venue apprendre la métallurgie, comme on disait l’autre jour, fit la Lemère, un peu déconcertée. Si c’est pas pour ça, pourquoi t’es ici ?

Maïa préféra éluder. Jusque-là, ni Tizbé ni les Joplandes n’avaient donné signe de vie. Elles avaient dû penser qu’elle était partie vers la mer. Mais les questions de Calma, ou même de simples bavardages, pouvaient tout remettre en cause.

— Écoutez, je vais réfléchir. C’est juste que… je ne sais pas, mais les conditions…

Calma changea de tête et Maïa eut l’impression de lire dans ses pensées : « Aha ! La petite essaie de marchander ! Je pourrais peut-être lâcher un peu de lest. Négocier un contrat à durée déterminée, par exemple ? »

— Bon, on en reparlera quand tu seras prête, répondit-elle à haute voix, ce que Maïa traduisit immédiatement ainsi : qu’elle sue encore huit jours à la forge ; une ou deux concessions de notre part et elle acceptera.

En fait, Calma était si transparente que Maïa comprit pourquoi une famille si douée n’arrivait pas à grand-chose en fin de compte. « Elles pourraient aller loin en s’associant avec un clan commercial. » Mais certaines familles étaient incapables de s’entendre avec d’autres sur plus d’une ou deux générations.

Maïa rangea cette information pour usage ultérieur. Plus dans le but de la partager avec Leie, hélas. La disparition de sa sœur laissait un gouffre béant en elle, mais la douleur s’apaisait un peu chaque jour. Malgré son chagrin, elle commençait à entrevoir les contours d’un avenir dépouillé du verre déformant de ses rêves d’enfant. Si elle se montrait tenace et futée, elle réussirait peut-être, comme Kiel et Thalla, à économiser sou à sou et à trouver une minuscule faille dans la muraille de la société stratoïne. Un endroit où vivre confortablement, dans un minimum de sécurité. « Ça pourrait être pire. On a vu des gens s’en sortir moins bien que ça. »

Un deuxième puis un troisième soirs passèrent. « Peut-être qu’en revenant, Kiel me dira que je peux gagner la côte sans danger », se disait Maïa. Elle ne se sentait liée en aucune façon aux Lemères, mais ses amies lui manqueraient. Elle avait vaguement envie de rester pour elles.

Au dîner du lendemain, elle eut droit à un ragoût odorant que, Maïa en avait la certitude, Thalla avait préparé en prévision du retour de Kiel. Mais la Noire ne revint pas. Thalla éclata de rire quand Maïa lui fit part de ses craintes.

— Oh, elle est comme ça. Il lui arrive de disparaître une semaine ou deux. Les Lemères sont bien obligées de faire avec parce qu’il y a personne qui lui arrive à la cheville pour le laminage des plaques à froid. T’en fais pas, elle va revenir.

« D’accord, je ne m’en fais pas. » Ce fut étonnamment facile. C’est fou comme Maïa avait vite appris à vivre au jour le jour. Même la Prêtresse du Temple n’avait pas réussi à le lui apprendre. Cela dit, la fatigue physique l’aidait beaucoup.

Maïa prit la petite lanterne à huile et sortit dans le crépuscule. Elle avait pris l’habitude d’attendre pour aller aux cabinets que les autres aient fini. Question de pudeur. Sur le chemin de l’édicule, elle regarda le ciel où les constellations hivernales commençaient à se déployer. La saison froide ne débuterait que dans quelques semaines, mais Stratos ralentissait déjà sur sa longue ellipse.

En tournant au coin de l’un des innombrables cabanons des ouvrières, Maïa vit quelqu’un appuyé à la porte des cabinets. La femme lui tournait le dos. « Tant pis… Chacun son tour. »

Elle s’approcha et posa sa lanterne par terre.

— Il y a longtemps que vous attendez ?

L’autre secoua la tête en signe de dénégation.

— Il n’y a personne.

— Alors pourquoi…

Maïa se tut. Quelque chose n’allait pas. Cette voix…

— Pourquoi j’attends ? Mais c’est toi que j’attends, petite fouineuse, fit la femme en se retournant.

Maïa resta bouche bée.

— Tizbé !

L’hivernienne du clan de Plaisir sourit et lui fit un salut désinvolte.

— Eh oui, ta fidèle assistante bagagiste. Je crois qu’il est temps qu’on ait une petite conversation, patronne.

— Commence, fit Maïa, et malgré son cœur qui battait la chamade, elle fut fière de la fermeté de sa voix. Choisis un sujet. Celui que tu voudras.

— Pas ici. Je connais un endroit.

— Très bien. Où…

Elle s’interrompit en sentant un mouvement derrière elle. Plusieurs clones vêtues de noir se jetèrent sur elle et lui plaquèrent sur le visage des chiffons malodorants.

« Des Joplandes. » Maïa sentit leur surprise – de courte durée – devant sa résistance. Mais ces paysannes étaient plus fortes qu’elle. Maïa réussit, en se débattant, à éviter les chiffons humides assez longtemps pour apercevoir une autre silhouette derrière elles.