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— Regarde les six-ans ! souffla Leie. Là-bas.

Maïa s’arracha à son poste et se glissa à côté de sa sœur.

Le verre rosâtre était plein de bulles et moins grossissant que la lentille incolore. Elle mit un moment à trouver la bonne position, mais elle finit par apercevoir une bande de filles qui patientaient en retrait, vêtues de robes translucides. On les avait maquillées afin de leur donner l’air moins virginal, et sans doute inondées de parfum pour tromper l’odorat des mâles. Ils étaient plus attirés par les femmes qui avaient déjà porté une ou deux fois. Enfin, cette cérémonie était réservée aux six-ans. C’était leur jour, et les mères n’avaient pas dû lésiner. Maïa n’avait pas besoin de les compter. Elles étaient treize. Une classe d’hiverniennes lamaïs, virginales, délicieusement identiques et avides d’êtres choisies quand le moment viendrait, s’il venait.

Ce serait bien beau si deux ou trois étaient élues cette année. On n’attendait pas grand-chose des six-ans : à cet âge, le corps des humbles vars comme des clones hautaines ne fabriquait les éléments nécessaires à la reproduction qu’au cœur de l’hiver. Même à sept ans, la période de fécondité était brève. La plupart des femmes n’atteignaient pas la maturité avant huit ans. Elles étaient alors fécondes pendant assez longtemps pour profiter de la passion d’été qui persistait pendant l’automne chez les mâles, ou qui commençait à s’éveiller au printemps.

Lamatie n’espérait pas grand-chose de cette cérémonie du solstice, mais elle avait tout de même son importance. C’était un rite de passage pour les nouvelles adultes du clan, et il avait valeur d’augure pour l’année à venir.

Les unes après les autres, les six-ans lamaïs se joignirent à la danse des Oosterwyckes, exécutant les pas qu’elles avaient étudiés avec un soin typiquement lamaï. Les mouvements fluides des professionnelles à la peau sombre semblèrent attirer l’attention des hommes vers les néophytes aux cheveux clairs. La danse était chorégraphiée pour donner à toutes le même temps de passage devant le public, mais Maïa voyait bien comment chacune tentait discrètement de dépasser les autres. Ce qui, paradoxalement, les unissait dans la ressemblance.

Maïa songea subitement que, quelques mois plus tôt, ces hommes auraient tué pour se trouver là. En été, quand les portes de la ville étaient fermées et que les patrouilles de la Guardia tenaient farouchement à l’œil les rares mâles auxquels les sanctuaires de la région accordaient des sauf-conduits, ils hurlaient pour qu’on les laisse entrer.

À présent, les femmes étaient au comble de l’émoi et les mâles restaient inertes, à croire qu’ils auraient préféré un bon bouquin, ou regarder la télé. Devant ce spectacle dont elle n’avait jamais eu que de vagues descriptions, Maïa éprouvait un étonnement mêlé d’une intuition discordante.

Ironie. Elle aimait ce mot, sa sonorité autant que son côté insaisissable, indéfinissable. Ce qu’elle avait sous les yeux était un bel exemple d’ironie.

« Je me demande pourquoi Lysos a fait ça… que personne ne réalise vraiment son désir. Pas au moment voulu, en tout cas. »

— Pst, Maïa ! appela Leie. Viens voir !

— Il y en a un qui l’a grosse ? demanda Maïa, le souffle court, en s’approchant au risque de perdre l’équilibre.

Un frisson étrangement excitant, d’attirance et de répulsion mêlées, la parcourut quand elle rejoignit sa sœur.

Mais au lieu du mystérieux appendice, elle vit le visage barbu d’un homme qu’elle connaissait : le beau et viril capitaine de l’Impératrice. Son rire chaleureux et sa voix tonitruante étaient un régal, quand les mères les invitaient, ses officiers et lui. La moitié des estiviens voulaient embarquer un jour avec lui, et la moitié des estiviennes rêvaient qu’il était leur père. Seulement, à cette époque de l’année, les six-ans ne cherchaient pas des pères pour leurs enfants. L’acte physique était le même, mais il avait plus de valeur en hiver qu’en été parce que la paternité n’avait rien à y voir.

Ce que les six-ans voulaient, c’était l’insémination, le catalyseur qui déclencherait la formation du placenta. Le coup d’envoi d’une maturation clonale. Et on disait que ce capitaine avait déclenché à lui tout seul sept, huit estiviennes et parfois plus certaines années. Comme dans la comptine…

Papa d’Été, sperme jeté. Papa pressé, var assurée. Amorce d’Hiver, sperme starter, Ô toi si cher, si salutaire !

Le capitaine suivit, en étrécissant les yeux, les danseuses qui évoluaient maintenant à portée de sa main. Son corps luisant, musclé, rappelait à Maïa celui d’un cheval de course, mû par une force prodigieuse. Son visage hirsute, mais illuminé par cette étrange intelligence masculine, semblait concentré sur une pensée qui l’absorbait entièrement. Alors qu’une six-ans passait près de lui en virevoltant, il ferma à demi les yeux et ses mâchoires bougèrent, esquissant une amorce de sourire, exprimant une ébauche de désir. Il leva la main…

Et la porta à sa bouche, dans l’espoir galant, mais vain, de dissimuler un formidable bâillement.

Le magma onirique et les souvenirs déformés laissèrent place à une brumeuse réalité. L’aube se levait. L’aube de quel jour, Maïa n’en savait rien. Elle avait mal partout, comme si elle s’était battue pendant des nuits d’affilée. Elle s’aperçut qu’elle avait les mains et les jambes attachées. Elle était ficelée comme un paquet au fond d’un chariot cahotant.

Brisée de fatigue, Maïa se redressa tant bien que mal en prenant appui sur ce qui devait être des sacs de grain, jusqu’à ce que ces yeux soient à la hauteur des ridelles du chariot. Elle vit le dos des deux femmes qui conduisaient l’attelage. Ça n’avait pas l’air d’être des Joplandes. Elles ne lui dirent rien. Elles ne lui accordèrent pas même un regard.

Elles étaient dans une steppe ondulée, inculte. Des cirrus rouges et orange filaient dans le ciel d’un bleu intense que veloutaient des restes de nuit. Un oiseau croassa, peut-être un corbeau ou un mawu indigène.

Elle avait encore dans le nez l’affreuse odeur du chiffon que les femmes lui avaient plaqué sur la figure. Elle n’arrivait pas à se désengluer des rêves qui stagnaient dans les circonvolutions de son cerveau embrumé. Ses pensées coulaient lentement, visqueuses comme un sirop.

« Un chariot. Elles m’emmènent. Quelque part vers le nord. »

C’était assez facile à deviner, en fait, d’après la position du soleil levant. Elle s’assit, non sans mal. Elle tendait le cou pour voir ce qui se passait vers l’avant, et, quand la voiture prit un virage, un pic aux dimensions monumentales apparut brusquement. Il montait à l’assaut du ciel, masse conique striée de bandes claires et sombres. Malgré son abrutissement, Maïa estima sa hauteur à plus de deux cents mètres et son diamètre à près de soixante-dix mètres à la base.

L’aiguille était balafrée par endroits. Des excavations y avaient été récemment creusées, à en juger par les échafaudages et les monticules de débris abandonnés au pied. Une rangée de fenêtres voûtées taillées dans le roc suivait la bande de pierre claire qui ceignait cet obélisque naturel à mi-hauteur. Une deuxième série d’ouvertures plus petites apparaissait quelques mètres plus bas. Une large rampe en pente raide partait de la base du monolithe et menait à une porte béante.