Les ravisseuses de Maïa l’y conduisaient tout droit.
Nous eûmes de la chance de trouver un monde habitable dans ce système binaire éloigné de tout. Ses particularités orbitales, sa taille, la densité de son atmosphère devraient longtemps dissimuler notre colonie.
Nous devrons effectuer les manipulations génétiques qui permettront aux colons de sortir des dômes et de vivre et respirer sur Stratos. Tout en procédant à des changements ambitieux dans des domaines fondamentaux comme la sexualité, nous ajusterons la tolérance de l’être humain au dioxyde de carbone et sa sensibilité au spectre visuel. Heureusement, avant notre départ du Phylum, nous avons acquis de nouveaux modèles de reins, de foies et de capteurs sensoriels améliorés.
L’orbite lente et complexe de cette planète présente des défis, tels que l’augmentation des ultraviolets quand sa compagne naine, l’étoile de Waenglen, se rapproche. Cette variation saisonnière nous fournira peut-être le signal nécessaire à notre projet de cycle reproductif à deux phases – si les humains et autres mammifères parviennent à s’acclimater ici.
Chapitre IX
La pyramide était creuse. Les ouvrières y avaient foré, à partir, peut-être, de cavernes ou de fissures naturelles, un réseau de salles reliées par des boyaux. La construction du sanctuaire pour hommes touchait à sa fin lorsque les travaux avaient été brutalement stoppés, abandonnant cette coquille vide aux échos.
Le chariot gravit une longue rampe de terre et s’arrêta devant une porte. L’une des femmes sauta à terre et frappa sur le panneau de bois pendant que l’autre déliait les chevilles de Maïa et lui rattachait les mains devant elle. Encore embrumée, celle-ci vit que la rampe était bordée de gravats jetés des ouvertures qui ceignaient la tour à mi-hauteur. Ces trous donnaient sur une galerie assez large pour laisser entrer l’air, en été, quand le sanctuaire était censé être le plus peuplé.
Un sacré investissement à passer par pertes et profits, se dit-elle confusément tandis qu’on la traînait comme un chien en laisse. Elle entra dans le monolithe en titubant sur ses jambes flageolantes. Les deux grandes femmes revêches hochèrent sèchement la tête en passant devant une troisième représentante de leur famille, qui referma la porte derrière elles et les suivit. Maïa ignorait toujours le nom de leur clan.
Ses ravisseuses lui firent monter d’interminables volées de marches, parcourir des enfilades de corridors déserts puis traverser une vaste salle où s’ouvrait une énorme cheminée et meublée de tréteaux en bois. Elles empruntèrent un large tunnel éclairé par des ampoules anémiques et passèrent devant une arène intérieure capable d’accueillir des centaines de spectateurs. Au centre était tracée une gigantesque grille.
Elles arrivèrent enfin devant une porte de bois bardée de fer et munie d’un solide cadenas. Dans le brouillard qui lui obscurcissait les idées, Maïa éprouva une fierté parfaitement incongrue en s’apercevant que les ferrures et la clé que tourna la gardienne provenaient des forges des Lemères.
— Écoutez, bredouilla-t-elle, la langue sèche comme un coussin de peluche, vous ne pourriez pas me dire…
— Tu la boucles et t’attends, rétorqua brusquement l’une des clones en l’envoyant valdinguer dans la pièce obscure.
Maïa s’affala au milieu de ce qui, au toucher, ressemblait à des tas de tissu grossier et rugueux.
— Atypes ! Pouffiasses ! cria-t-elle, et sa voix se brisa.
À ses invectives répondit le claquement sinistre du cadenas que l’on refermait. Bruit qui retentit longtemps dans le labyrinthe embrumé de son esprit.
Le silence et l’obscurité revenus, elle voulut se lever, mais elle fut prise d’un vertige. Elle resta un moment allongée en se forçant à respirer régulièrement. Puis, quand sa nausée se fut estompée, elle s’assit. Des ondes douloureuses parcoururent ses bras et ses flancs. Elle réprima un sanglot. « Je ne leur ferai pas ce Plaisir ! »
Quelques semaines plus tôt, elle se serait roulée en boule, frémissante de douleur, mais elle découvrait en elle, à présent, des ressources inattendues. Elle se défendrait avec la dernière énergie ; elle renverserait, par la volonté, la tyrannie de la souffrance. Elle affronterait plus tard l’abîme d’accablement béant devant elle. « Une chose à la fois. »
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, Maïa explora sa prison du regard. Une maigre lumière filtrait par une meurtrière située en haut du mur, face à la porte. Le long des autres murs s’empilaient des caisses de bois et des paquets emballés de toile. Maïa avait eu la chance de tomber sur des ballots de tissu destiné à la literie ou à des rideaux, allez savoir.
Les constructrices du sanctuaire avaient fait des stocks avant l’annulation du projet. Essayaient-elles à présent de rentabiliser cet endroit en l’utilisant comme prison ? Maïa n’avait pas vu trace d’autres occupants. Quelle dérision si tout ceci ne servait que pour elle ! Une énorme et coûteuse prison pour une petite var comme ça…
Elle se releva tant bien que mal et, sans s’accorder une pause qui risquait de briser son élan, se mit aussitôt à la recherche d’un moyen de se débarrasser de ses liens.
Les caisses étaient marquées au pochoir : VÊTEMENTS HOMMES, VAISSELLE, PAPETERIE. Elle n’avait jamais pensé que les hommes puissent avoir envie d’écrire, pourtant elle trouva plusieurs caisses comme cette dernière. Elle réfléchit intensément. Avec des tessons d’assiette elle aurait pu couper les chiffons qui lui entravaient les poignets, mais les couvercles des caisses étaient solidement cloués. Le petit sextant attaché à son bras gauche présenterait peut-être des parties assez tranchantes, mais il était inaccessible, toujours à cause des liens.
Elle s’assit sur une caisse et les examina attentivement en maugréant. Juste sous ses poignets, le tissu était simplement noué. Une bouffée d’adrénaline l’envahit.
Elle leva les bras et se tordit le cou pour attraper les bouts du tissu avec ses dents. Après quelques instants d’efforts, le nœud lâcha et elle retira une à une les spires de tissu. Enfin libérée, elle revint sur sa première impression : la façon dont elle avait été attachée n’était pas un hasard. Ses geôlières voulaient qu’elle se libère, une fois seule.
Elle jeta les lambeaux de tissu par terre en pestant. Elle avait des fourmis dans les mains. Elle se les frictionna, s’étira, fit des moulinets avec ses bras et arpenta la pièce pour se dérouiller les jambes.
Sur une table bancale, près de la porte, étaient posées une cruche d’eau et une tasse ébréchée. Elle la remplit, en essayant de ne pas trop renverser d’eau car elle tremblait, et but avidement. Elle vida ainsi la moitié de la cruche.
« Il n’y a rien à manger, j’imagine ? »
Non, en effet. Mais sous la table elle trouva un pot de céramique muni d’un couvercle et orné de voiliers affrontant des flots déchaînés. Elle souleva le couvercle et s’accroupit sur la froide porcelaine, réglant ainsi un autre de ses problèmes.
Ses besoins les plus immédiats étant satisfaits, d’autres malheurs revinrent au-devant de la scène. Le désespoir releva la tête et s’enquit poliment : « Maintenant ? » Maïa le repoussa fermement. « Il faut que je m’occupe. Que j’arrête de ruminer. »
Elle entreprit de pousser les lourdes caisses puis de les empiler sous la meurtrière, ne s’interrompant que lorsqu’elle était prise de vertige. Elle grimpa dessus, jeta un coup d’œil par l’étroite fenêtre et découvrit une immense prairie. L’ouverture était trop exiguë pour qu’elle s’y faufile, et même dans ce cas, il lui faudrait un plein entrepôt de tapis et de rideaux noués bout à bout pour atteindre le pied de la colonne. Cette pièce n’avait peut-être pas été conçue pour servir de prison mais elle faisait parfaitement l’affaire.