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« Dire que je rêvais de visiter un sanctuaire d’hommes », se dit-elle ironiquement en redescendant.

Elle tenta vainement de soulever le couvercle de quelques caisses puis se résigna à dérouler des tapis et se fit une sorte de nid dans un coin. Elle mourait de faim. Elle but, utilisa le pot à nouveau… et ne vit rien d’autre à faire.

— « Maintenant », décréta la voix du désespoir d’un ton sans réplique, et Maïa enfouit son visage dans ses mains.

« Pourquoi moi ? » se demanda-t-elle. La solitude, sa pire ennemie, ne désarmait jamais. Chacun de ses assauts était plus brutal que le précédent. Elle avait cru que la tempête qui l’avait séparée de sa sœur jumelle était ce qui pouvait lui arriver de pire. Elle se trompait lourdement.

Elle s’enroula dans une pièce de tissu à rideau et attendit qu’on lui apporte à manger. Ou qu’on lui dise, au moins, quel sort on lui réservait. « Thalla et Kiel vont s’inquiéter », songea-t-elle, et l’idée que quelqu’un sur Stratos puisse tenir à elle au point de remarquer sa disparition la consola un peu.

Elle dormit mal et fut réveillée par un bruit : ses geôlières avaient laissé tomber un plateau sur la table. Elle se demanda vaguement si c’étaient elles qui l’avaient amenée de la Citadelle Lemère ou d’autres exactement semblables à elles avec leurs grands yeux de génisse, bruns, ronds, inexpressifs.

Elle s’enquit, entre deux bouchées d’un ragoût insipide, de ce qu’elles comptaient faire d’elle. Elles lui répondirent laconiquement qu’elles n’en savaient rien et s’en fichaient. Elles lui lâchèrent tout de même le nom de leur clan : Guel.

Quel talent ou quelle capacité avait permis à l’aïeule de ces femmes au front bas et à l’air morne de fonder son clan ? Sûrement pas l’amabilité ou l’intelligence. Pourtant, le trio qu’avait vu Maïa faisait partie d’une ruche spécialisée issue d’une mère Guelle qui s’était montrée douée pour…

Pour rendre les prisonnières folles par sa seule morosité ? Peut-être les Guelles dirigeaient-elles des prisons sur les trois continents, pour ce qu’en savait Maïa. Après tout, c’était la première fois qu’elle se retrouvait en prison…

Comme elles repartaient en traînant les pieds et en fourrageant maladroitement dans la serrure, elle envisagea une autre hypothèse. C’étaient peut-être les uniques clones d’une ouvrière agricole dont la bêtise au front de taureau était, aux yeux d’un clan d’employeuses locales, qualité utile.

Sa faim apaisée, Maïa pensa à des problèmes secondaires.

— Hé ! cria-t-elle en martelant la porte jusqu’à ce qu’une voix grognonne se fasse entendre de l’autre côté.

Maïa demanda du savon, un gant de toilette et des feuilles de takawq que le peuple de la vallée – pas les riches – utilisait comme papier hygiénique. Un grognement lui répondit, suivi d’un bruit de pas lourds qui s’éloignaient.

Après réflexion, à moins que ces brimades ne soient voulues, elles trahissaient l’amateurisme de ses geôlières. Ce n’étaient que de grosses brutes engagées pour une tâche particulière. Au souvenir de certaines déclarations radicales entendues à la radio de Thalla, Maïa se promit de ne leur témoigner aucune des marques de respect auxquelles les vars étaient normalement tenues envers les clones, même de bas étage.

« Elles ne peuvent quand même pas me retenir éternellement ici. Enfin, j’espère…» L’ennui, c’est qu’elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas pourquoi elles s’en priveraient.

Autre question pénible : pourquoi Calma l’avait-elle trahie, vendue aux Joplandes ? Elle en avait gros sur le cœur. Même si elles ne s’étaient pas juré loyauté, elle avait cru que la Lemère l’aimait bien.

« Comme si les clans riches faisaient du sentiment…»

À l’évidence, tout tournait autour de la drogue qui mettait les mâles en rut hors saison. Les Mères de clan de la vallée ne toléraient aucune ingérence dans leur trafic. « Les Perkinistes rêvent d’un joli monde bien prévisible, où l’avenir de chacune était tracé d’avance au sein du clan, sans mélanges génétiques, sans vars et avec aussi peu d’hommes que possible. »

D’après la Savante Judeth, l’aristocratie de la Vieille Terre justifiait l’oppression des classes inférieures par des « différences innées », hypothèse qui ne tenait pas quand on donnait les mêmes chances aux enfants de riches et de pauvres. Dans le monde tel que le voyaient les Perkinistes, chaque famille trouverait sa niche, à son niveau, en faisant ce qu’elle faisait le mieux, dans le respect et la confiance. Elles prêchaient une utopie qui verrait la fin de la violence et du désordre. Un monde stratifié mais juste.

Les hommes et les vars, même en minorité, étaient le poil à gratter de cette sereine équation.

À Port Sanger, le perkinisme n’était qu’une hérésie marginale. Chaque été, les clans invitaient des marins choisis dans les guildes de marins, en partie pour avoir quelques vars et quelques garçons, mais surtout pour conserver de bonnes relations avec les hommes et les inciter à faire de leur mieux une demi-année plus tard. Et puis, même en été, ils n’étaient pas désagréables, du moment qu’ils se tenaient bien.

Les Perkies de Longue Vallée étaient d’un autre avis ; elles ne voulaient voir des hommes que pour amorcer des clones.

« Seulement, frustrés par le bannissement estival de ce dont ils se languissaient le restant de l’année, les hommes ne faisaient guère de zèle en hiver…»

Sans compter que cette vision du monde les privait des fils dont ils avaient besoin pour reconstituer leurs guildes. Pas la peine d’être géniale pour voir le piège dans lequel les ségrégationnistes étaient tombées. « Le faible taux de naissance provoque une pénurie de main-d’œuvre qui attire des femmes de l’extérieur comme moi, avec tous les troubles que ça entraîne. »

C’était un cercle vicieux que les Perkinistes avaient tenté de rompre en bâtissant ce sanctuaire où les hommes auraient pu vivre toute l’année. Le changement s’accélérerait à mesure que des vars naîtraient plus nombreuses et que les Perkinistes apprendraient à les apprécier, et les choses finiraient par ressembler à ce qui se passait ailleurs sur Stratos.

La poudre bleue des Bellères leur fournissait une porte de sortie : quelques dizaines de mâles dopés, qu’elles feraient bosser de clan en clan comme des abeilles, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, le sourire aux lèvres. C’était cruel et stupide.

Quel genre de mâle pourrait tenir le coup plus d’une semaine ou deux ? Et surtout, quel genre de vars engendreraient-ils l’été ? Rien de bon, assurément.

Mais les Perkinistes ne cherchaient pas des « pères ». En hiver, n’importe quel sperme ferait l’affaire. « Ça pourrait marcher », songea Maïa. Des clones à volonté et plus d’estiviennes pour brouiller les cartes du génome. La population de la vallée pourrait être planifiée selon les spécifications établies par les clans les plus riches. Pour remplacer la main-d’œuvre var, il suffirait de sélectionner quelques estiviennes particulièrement robustes et stupides et de leur faire pondre des clones. Une classe ouvrière sur mesure…

Ce n’était pas ce que les Fondatrices avaient prévu. Les Prêtresses de Caria n’aimeraient pas ça. Les guildes masculines et les vars combattraient cette tentative. Surtout les radicales comme Thalla et Kiel. Les Perkinistes avaient besoin de temps avant d’être en mesure d’affronter leur hostilité.