Ce soir-là, Maïa fit une nouvelle marque sur la porte et gravit sa pyramide de caisses avec plus d’assurance. Le vent d’ouest poussait les nuages vers les montagnes au loin, où brillait une rangée de minuscules globes luminescents : « un petit vol de zoors-flotteurs », se dit-elle, le cœur serré par cette vision de liberté. Elle les observa jusqu’à leur disparition dans les ténèbres et l’apparition des constellations.
Elle balaya le ciel de son sextant et nota le moment où certaines étoiles touchaient l’horizon à l’ouest. Elle connaissait la date, et maintenant l’heure. « La prochaine fois, je pourrai peut-être calculer la latitude », songea-t-elle. Comme ça, elle saurait au moins en partie où elle se trouvait.
Le fait de savoir l’heure lui apprit une chose : le cliquetis reprit, cette nuit-là, à minuit. Il cessa une demi-heure plus tard à peu près. Après ça, elle resta un moment les yeux grands ouverts dans le noir, à s’interroger.
— Qu’en penses-tu, Leie ? demanda-t-elle mentalement à sa sœur, et elle imagina sans peine sa réponse : « Oh, Maïa, tu vois une logique dans tous les trucs un peu bizarres. Dors. »
C’était un bon conseil. Elle ne tarda pas à rêver d’aurores boréales qui frémissaient tels des rideaux de gaze au-dessus des grands glaciers de son pays natal. Des météores frappaient la glace en cadence, faisant un bruit de pluie…
Le second livre était un manifeste perkiniste. L’équipe d’ouvrières devait être mélangée. Et l’ambiance plutôt tendue.
« C’est clair : le siège de l’âme humaine se trouve dans les mitochondries, qui sont les véritables éléments moteurs de la cellule vivante. Certes, les hommes possèdent des mitochondries, héritées de leur mère. Mais les gamètes sont trop petits pour en contenir, si bien qu’un bébé d’été, mâle ou femelle, ne reçoit pas l’essentiel de son âme de son parent mâle. La maternité est le seul acte authentiquement créateur.
« Nous avons vu que l’âme se continuait et croissait grâce au miracle du clonage, qui augmente l’essence de l’âme à chaque régénération du soi clonal. Cette amplification progressive n’est possible que par la répétition. Une existence unique laisse l’âme féminine à peine formée, non éclairée. C’est l’une des raisons pour lesquelles il serait absurde, sur le plan biologique, de consentir l’égalité de vote aux vars.
« L’homme étant dépourvu d’âme, la paternité est un non-sens. Le seul rôle du mâle est de servir et d’amorcer. »
Le raisonnement était trop alambiqué pour Maïa, toutefois il en ressortait que les humains mâles n’étaient que des animaux domestiques qu’il était dangereux de laisser en liberté. La seule erreur que les Perkinistes avaient commise sur leur chère Herlandia avait été de ne pas aller assez loin.
C’était une hérésie qui allait à l’encontre de plusieurs des Grandes Promesses faites par Lysos et les Fondatrices : elles avaient limité les hommes en nombre mais leur avaient conservé leurs droits de citoyens et d’êtres humains. En théorie, tout mâle pouvait aspirer au pouvoir et à la réussite individuelle, à égalité avec les mères des plus grands clans. Maïa n’en connaissait pas d’exemple, mais c’était possible. Or l’auteur du pamphlet ne voulait pas d’une citoyenneté partagée avec des formes de vie inférieures.
Une autre Grande Promesse ordonnait qu’on laisse s’exprimer les hérétiques, de peur que l’esprit des femmes ne se sclérose. « Même pour écrire des conneries comme ça ? » se demanda Maïa. Dans un louable souci de compréhension d’un point de vue différent du sien, Maïa continua sa lecture. Mais quand elle tomba sur un passage où l’on proposait d’élever les mâles afin qu’ils se laissent traire docilement, comme des vaches, elle balança le livre à l’autre bout de la pièce et se défoula en faisant des pompes et des tractions jusqu’à ce que le martèlement de son cœur couvre l’écho de ces odieuses propositions.
Elle dîna. La nuit tomba. Elle s’allongea et ferma les yeux en attendant minuit. Quand le cliquetis commença, elle l’écouta attentivement dans l’espoir d’y découvrir un schéma organisé. Il suivait un rythme, en effet ; c’étaient de petits claquements séparés par des pauses d’une, deux mesures ou plus.
clic clic, pause, clic, pause, pause, clic clic clic…
Peut-être s’était-elle emballée. Ça ne ressemblait à aucun code connu. Il n’y avait pas d’espaces clairement définis intercalés entre des mots, par exemple. Mais pourquoi les cliquetis se répétaient-ils chaque soir à la même heure ?
Peut-être était-ce une horloge d’une des grandes salles qui faisait du bruit, ou un détail aussi trivial. « Je me demande comment les murs transmettent le son, ici…»
Le sommeil la prit par surprise. Elle rêva de mécanismes d’horlogerie en cuivre, qui tournaient au rythme de la nature.
Le troisième livre n’était pas meilleur. C’était un roman d’aventures situé dans l’ancien Phylum homino-stellaire. Maïa en avait beaucoup lu quand elle avait quatre ans. Ces récits, qui racontaient un mode de vie archaïque, auraient pu être instructifs. Ils étaient souvent décevants.
Comme bien d’autres, celui-ci était situé sur Florentine, le monde du Phylum d’où étaient parties les Fondatrices. Perseph, l’une des plus proches disciples de Lysos, y faisait une brève apparition, mais l’exode était encore à l’état de projet. L’héroïne, une citoyenne de Florentine, vivait dans une société patriarcale où les hommes étaient si nombreux et si primitifs que l’existence y était un véritable enfer.
« — Je ne l’ai PAS encouragé ! cria Rabaka en se cachant le visage pour que son mari ne vit pas ses bleus. Je lui ai juste souri parce que…
« — Tu as SOURI à un inconnu ? rugit-il. Tu es folle ! Le moindre geste, le moindre signe est un encouragement pour un homme ! Pas étonnant qu’il t’ait suivie et poussée dans cette ruelle pour faire ce qu’il voulait.
« — Mais je me suis débattue… Il n’a pas réussi…
« — Peu importe. Maintenant, il va falloir que je le tue !
« — Non, je t’en supplie…
« — Tu le DÉFENDS ? cracha Rath, les yeux embrasés. C’est peut-être lui que tu préfères ? Tu te sens peut-être prisonnière dans cette petite maison, liée à moi par des vœux indissolubles ?
« — Non, Rath, dit Rabaka, implorante. Seulement je ne veux pas que tu risques…
« Mais il était trop tard pour l’apaiser. Rath tendait déjà la main vers la sangle de punition accrochée au mur…»
Maïa avait du mal à poursuivre sa lecture. Le style était exécrable, mais ce n’était pas ce qui la gênait le plus. C’était la violence du texte. « Quelles sont les masochistes qui lisent ce genre de trucs ? »
Si le but du livre était de montrer une société différente, c’était une réussite, dans le genre vomitif. Sur Stratos, jamais un homme n’oserait lever la main sur une femme. Les Fondatrices avaient imposé au niveau chromosomique une aversion qui se renforçait génération après génération. L’accouplement d’été était la seule chance qu’avait un homme de transmettre ses gènes, et les Mères de clan qui envoyaient les invitations durant la saison des aurores avaient bonne mémoire.
Sur Florentine, l’arrangement était différent : le mariage. Un homme. Une femme. Unis pour l’éternité. Les femmes avaient l’air de préférer ce quasi-esclavage au célibat, parce que des meutes d’hommes toujours en rut rôdaient dehors, prêts à fondre sur leurs victimes. Les conséquences de ce système, décrites avec un luxe de détails, laissèrent Maïa écœurée.
Elle n’avait évidemment aucun moyen de dire si la description de la vie dans cet ancien monde du Phylum était fidèle ou non, mais elle soupçonnait l’auteur d’exagérer un peu. Si la vie était tout le temps si dure pour les femmes, elles auraient assurément empoisonné leurs maris bien avant que les manipulations génétiques ne leur offrent une autre solution. « Louée soit Lysos », songea Maïa dans un soudain regain de foi.