Ce soir-là, elle refit une séance de gymnastique et retourna à sa meurtrière. Elle se faufila dans le trou. Des idées d’évasion germèrent dans son esprit. Puis elle arriva à la paroi extérieure, d’où elle pouvait voir le sol… à la verticale, cent mètres plus bas. « Il faudrait que j’arrive à ouvrir ces caisses. Je pourrais peut-être tisser une corde avec des fils tirés des tapis ? » Autant de possibilités, toutes risquées. Enfin, elle avait le temps d’y réfléchir.
Ce soir-là, au coucher du soleil, des oiseaux passèrent devant la fenêtre et se perchèrent quelques instants au bord comme pour narguer cette idiote d’humaine incapable de voler, coincée dans son nid de pierre. Maïa redescendit de sa pyramide, s’endormit tôt et fit d’étranges rêves. Des rêves de fuite. Des rêves ambivalents, où elle avait envie/pas envie de vivre avec quelqu’un jusqu’à la fin de ses jours. Leie ? Clones ? Un homme ? Des images d’une Florentine romancée, pleine de vie, l’emplirent de répulsion et de fascination mêlées.
Plus tard, elle émergea d’un rêve où elle était enterrée vive et se retrouva emberlificotée dans les rideaux qui lui servaient de couvertures. « Je hais cette prison », se dit-elle en s’en extirpant. « Je me demande comment on fait pour détisser un tapis », ajouta-t-elle par association d’idées.
La constellation de l’Enclume était visible par la meurtrière. La moitié de la nuit était donc passée. « J’ai loupé le cliquetis », commenta une partie d’elle-même. L’autre s’en fichait royalement. Elle replongea dans un sommeil sans rêves.
Elle avait gardé pour la bonne bouche ce qui devait être le meilleur livre des quatre. « Un grand classique », proclamait l’hologramme de la reliure. Édité plus de cent ans auparavant, d’après le copyright. Maïa n’en avait jamais entendu parler, mais ça n’avait rien d’étonnant. Les Lamaïs privilégiaient l’éducation pratique sur la culture générale.
L’action se passait sur Stratos, à l’époque actuelle. Deux jeunes clones voyageaient de conserve. Elles concluaient des accords de ville en ville, gagnaient de l’argent pour leur clan. Le style était meilleur que celui des autres ouvrages et l’auteur rendait bien les nombreux problèmes de la vie errante et de la bureaucratie. Les amusantes caricatures des Mères lui arrachèrent son premier sourire depuis longtemps. On devinait la tension latente sous ces rencontres picaresques.
Les deux héroïnes n’étaient pas ce qu’on croyait. Maïa découvrit leur secret dès le chapitre trois. Leur « clan » était pure invention. Ce n’étaient que deux vars. Des jumelles…
Maïa cligna des yeux, sidérée. « C’était notre idée ! C’est ce que nous avions l’intention de faire, Leie et moi ! »
Sa révolte se mua rapidement en confusion. « Combien de gens avaient pu lire ce livre ? » Retournant à la page de garde, elle apprit que les tirages sur papier, à eux seuls, se comptaient par centaines de milliers. Plus les versions sur disquette et autres moyens de diffusion…
« On se serait bien fichu de nous, la première fois qu’on aurait tenté le coup », songea Maïa, horrifiée. Puis elle réfléchit. Il était inévitable que d’autres, d’innombrables autres, aient cette idée, sans même lire ce roman. « Les mères lamaïs devaient être au courant. Elles auraient pu nous prévenir ! »
« Au fait…» Elle revint en arrière et relut les noms des deux héroïnes. « Reie et Naïa ? » Pas étonnant qu’ils lui aient paru familiers. Elle n’en revenait pas. « Nos… nos noms ont été tirés de ce satané bouquin ? » Maïa enrageait à la pensée de la farce méprisable que les Mères leur avaient jouée. Leie ne saurait jamais à quel point elles avaient été gourdes. Au moins, ça lui avait été épargné. Elle envoya promener le livre et se jeta sur son lit improvisé en pleurant. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule et abandonnée de sa vie.
Elle resta prostrée pendant deux jours. Le cliquetis nocturne ne l’intéressait plus. Plus rien ne l’intéressait.
Et puis l’ennui eut raison du morne apitoiement où elle s’était réfugiée. Elle redemanda à ses geôlières quelque chose pour passer le temps. Elles lui répondirent d’une même voix qu’elles étaient désolées ; il n’y avait que ces livres. Maïa soupira et se remit à manger du bout des dents. Ses gardiennes avaient l’air un peu embêtées, mais elle s’en fichait.
Elle avait rêvé que l’inspectrice de l’Équilibre planétaire à qui elle avait parlé allait venir à son secours. Ou la Prêtresse du Temple de cap Grange, ou un escadron de la milice de Lamatie. Mais elle se berçait d’illusions. On ne viendrait même pas l’interroger. Il n’y avait plus de place pour l’espoir dans l’image qu’elle se faisait désormais du monde.
Elle revoyait Calma, debout sous la lune tandis que les Joplandes se jetaient sur elle. Elle l’avait prise pour une femme bien, un peu maladroite et transparente, mais pas mauvaise. « Maintenant, je ne me ferais plus avoir… une clone est toujours une clone. Thalla et Kiel avaient raison. C’est tout le système qui est pourri ! »
C’était une pensée sacrilège, mais elle n’en avait cure. Ses amies lui manquaient. Elle ne les connaissait pas depuis longtemps, mais elles partageaient avec elle la malédiction d’être uniques. Elles auraient compris sa détresse.
Pour en sortir, Maïa relut le roman d’évasion et y prit un peu plus de Plaisir. Peut-être parce qu’elle ressentait mieux le désir de voir tout s’écrouler autour d’elle. Cela dit, une troisième lecture n’aurait eu aucun intérêt. Quant aux autres ouvrages, ils ne valaient pas une seconde chance.
Elle passa l’après-midi sur sa pyramide de fortune, à regarder la plaine. On se serait aisément perdue dans cet océan d’herbe. Elle imaginait voir çà et là des formes régulières évoquant les fondations de bâtiments disparus. Mais personne à sa connaissance n’avait jamais vécu sur ce plateau désert.
Le lendemain matin, ses geôlières lui apportèrent une grosse mallette, comme les attachés-cases des riches voyageuses.
— Y en a plein dans une aut’pièce. Paraît qu’ça sert à s’distraire. Tu peux toujours essayer, lui dit l’une d’elles avec un soupir, comme si ce discours l’avait épuisée.
Après leur départ, Maïa fit jouer la serrure. La boîte s’ouvrit en deux, puis les deux moitiés se déplièrent à leur tour. Un ingénieux dispositif de charnières l’invita à continuer, et elle se retrouva devant une vaste surface plane, de couleur claire, striée de lignes entrecroisées.
« Un jeu de la Vie…» Elle n’en avait jamais vu de pareil. Il était manifestement trop beau pour être emporté en mer. Les hommes devaient y jouer quand ils étaient en quarantaine au sanctuaire, pendant la saison de rut.
« Elles m’ont apporté un de ces satanés jeux de la Vie ! »
C’était trop absurde. Elle éclata de rire, un rire à la limite de l’hystérie, puis elle s’essuya les yeux et soupira, enfin détendue. Et, comme elle n’avait pas mieux à faire, elle chercha l’interrupteur et mit la machine en marche.
Pourquoi, dans la nature, le rapport homme/femme est-il si souvent d’un pour un ? Les matrices sont si précieuses comparées au sperme… Pourquoi tous ces producteurs de sperme ?
C’est une question d’équilibre biologique. Si une espèce produit moins de femelles que de mâles, les filles seront plus fécondes que les fils. Tout individu ayant plus de filles sera avantagé et transmettra ce caractère à ses héritiers jusqu’à ce que le ratio s’équilibre à nouveau.