À contrario, si nous, les conceptrices, nous contentons de programmer un faible taux de natalité masculine, les premières générations récolteront les fruits de la paix et de la sérénité, mais la sélection favorisera la production de fils et nous nous retrouverons à notre point de départ. En quelques siècles à peine, cette planète sera comme les autres : pleine d’hommes et du bruit et de la fureur qui les accompagnent.
Pour sortir nos descendantes de ce cul-de-sac, donnons-leur l’option du clonage. Le succès récompensera celles qui parviendront à se reproduire non sexuellement. Avec le temps, le désir d’avoir des filles identiques à soi saturera le fonds génétique, qui se stabilisera et s’auto-génèrera.
Cela nous permettra au moins de régler définitivement le problème de la surpopulation masculine.
Chapitre X
Maïa connaissait les règles du jeu. Toutes les Lamaïs, d’hiver comme d’été, étaient au courant de « l’étrange obsession des mâles pour les jeux », et il fallait savoir entretenir de bonnes relations avec les guildes masculines.
Certains jeux, comme le poker, le défi ou la quenouille, étaient aussi populaires chez les femmes que chez les hommes. Et si les échecs avaient traditionnellement la faveur de ceux-ci, la petite lignée intellectuelle des Terrilles avait produit quatre générations de grandes maîtresses planétaires. D’où, peut-être, l’engouement des mâles pour le jeu de la Vie.
Techniquement, la partie était finie avant d’avoir commencé. Deux hommes – ou deux équipes – s’affrontaient de part et d’autre d’un plateau strié de lignes perpendiculaires dont le nombre allait de quelques dizaines à plusieurs centaines. Durant la phase cruciale de préparation, chaque camp disposait ses pions dans les cases délimitées par les lignes, face blanche ou face noire en l’air, au choix, jusqu’à ce que le damier soit rempli. Des règles simples étaient intégrées dans les pions, ou parfois dans le plateau lui-même, selon le modèle de jeu qu’on avait les moyens de s’offrir.
Petite fille, Maïa passait des heures à regarder les marins remonter des pions à ressort ou récupérer ceux à énergie solaire qu’ils avaient mis à recharger sur les toits, près des jetées. Les équipes pouvaient discuter stratégie pendant des heures, puis, au coup de sifflet de l’arbitre, les hommes de la première équipe disposaient frénétiquement leurs pions de leur côté de la grille, après quoi ils faisaient un pas en arrière et regardaient, les bras croisés, un sourire supérieur aux lèvres, l’équipe adverse placer ses propres pions de son côté, jusqu’à ce que toutes les cases vides soient remplies. Alors les joueurs reculaient, l’arbitre déclamait une ancienne invocation et approchait sa baguette de la case-chrono.
Les femmes trouvaient généralement ces préliminaires fastidieux, mais qu’une partie importante s’apprête enfin à débuter et la foule affluait : modestes ouvrières vars et hautaines filles de clans se pressaient autour de la grille, en attendant le coup de baguette de l’arbitre… Et tout à coup, les pièces inertes s’animaient. Maïa aimait surtout les pions à ressort qui bourdonnaient et retournaient leurs volets en fonction de leurs voisins à chaque battement du chronomètre. Le blanc laissait place au noir, le noir devenait blanc ou restait mystérieusement immobile en attendant le tour suivant.
Le processus obéissait à des règles préétablies, ridiculement simples dans la version classique du jeu : une case portant un pion noir était considérée comme « vivante » ; une face blanche signifiait « non vivante ». L’état d’un pion durant un tour dépendait de celui de ses voisins au tour précédent. Un pion blanc devenait « vivant », c’est-à-dire noir, si trois des huit carrés adjacents (y compris les coins) étaient noirs au tour d’avant. Un emplacement déjà noir pouvait le rester au tour suivant à condition d’avoir deux ou trois voisins vivants. Un de plus ou un de moins et il redevenait blanc.
Maïa avait entendu dire que le jeu simulait les écosystèmes vivants : dans la nature, quand une espèce végétale ou animale croissait trop vite, elle ne tardait pas à dépérir. Il en allait de même si les individus se raréfiaient exagérément. La vie prospère dans la modération, tel était le message du jeu.
Pour Maïa, c’était une justification a posteriori. Elle attribuait plutôt le nom du jeu de la Vie aux figures qui s’y inscrivaient dès que l’arbitre avait donné le coup d’envoi. Les soudains revirements des pions formaient des ondes noires et blanches qui se déplaçaient à toute vitesse, selon un schéma hypnotique. Même les missionnaires perkinistes, juchées sur leurs piédestaux portables, cessaient de dénigrer les choses masculines pour les regarder sans mot dire.
Certains dessins initiaux semblaient animés d’une volonté propre. Un « planeur » compact, s’il ne rencontrait aucun obstacle, traversait la surface de jeu en changeant de forme selon un schéma en quatre étapes répétitives. D’autres groupes de pions puisaient sur place, ou projetaient des pseudopodes qui lâchaient des graines lesquelles germaient à leur tour.
Il arrivait que la compétition récompense le dessin final le plus complexe, ou l’image la plus pure obtenue après vingt, cinquante, ou cent battements. Des variantes du jeu avec des pions multicolores, par exemple, produisaient des résultats encore plus sophistiqués. Mais le plus souvent, les deux équipes plaçaient leurs pièces de telle sorte qu’elles nettoient le territoire adverse et que les dernières oasis de « vie » subsistantes soient de leur côté.
Ces affrontements pouvaient paraître violents, comme la nature. En dehors des « planeurs » et autres configurations peu actives, il y avait des « dévoreurs » qui engloutissaient les formes adverses et revenaient balayer le terrain avec un appétit renouvelé. Ils étaient avalés par des dessins plus compliqués qui épargnaient la plupart des autres formes !
Les guildes maritimes se constituaient des recueils de techniques et de procédés empiriques, mais la disposition des pions avant la partie relevait plus de l’art que de la science. Souvent, les deux équipes étaient sidérées par les figures qui apparaissaient et disparaissaient pendant près d’une heure. Il n’était pas rare que l’équipe gagnante soit tirée au sort. Les accusations de tricherie et les rixes étaient fréquentes, bien que Maïa se soit souvent demandé comment on pouvait tricher au jeu de la Vie. Elle reconnaissait quelque chose d’esthétique à la simplicité fondamentale du jeu et à l’infinie complexité des combinaisons qu’il générait. Enfant, elle lui trouvait un attrait surnaturel et avait essayé d’en savoir davantage. Puis elle en était arrivée à la même conclusion que tant d’autres femmes. Une conclusion en forme de question : à quoi bon ?
Le jeu ne manquait pas d’intérêt, certes. Jusqu’à un certain point, au-delà duquel la passion que les mâles y mettaient devenait emblématique de l’abîme qui séparait les sexes. Les cartes, au moins, impliquaient que les gens se parlent. Il était difficile de comprendre qu’on puisse traiter de petits objets comme s’ils étaient vivants. Mais elle était là, en prison, sans personne à qui parler, sans rien d’autre à faire que de contempler le plateau déplié. « J’ai fait des choses que toutes les filles ne font pas, comme étudier la navigation…» Bon, mais ça n’avait rien d’extraordinaire, alors que ça… Si certaines femmes étaient passées expertes au jeu de la Vie, elles passaient sûrement pour très bizarres.