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« Enfin, mieux vaut être bizarre que cinglée, estima-t-elle. Et je vais devenir dingue si je n’ai rien pour m’occuper. » Le plateau était lisse au toucher. Il n’y avait pas de pions au sens strict du terme. Les cases blanches viraient au noir sur instruction d’une cellule photoélectrique intégrée. Elle songea avec nostalgie aux claquements des systèmes traditionnels. Celui-ci était froid et impersonnel.

« Voyons si j’y comprends quelque chose…»

Des inscriptions apparurent sur l’écran :

MEM. PROG, SAUV. JEU PREC.

Elle verrait plus tard ce que ça signifiait. Dès qu’elle avait allumé l’appareil, une case sur deux, tout autour du damier, était devenue noire, formant une séquence en quinconce. Elle reconnut l’une des nombreuses façons d’attaquer le problème des Bords, autrement dit : que faire quand des configurations mobiles atteignent la périphérie ?

Dans l’idéal, il n’y avait pas de bords. La surface de jeu était illimitée et les dessins croissaient et réagissaient librement les uns aux autres. Les grands tournois se déroulaient sur d’immenses plateaux dont l’installation prenait des jours, voire des semaines. Le vieux Pépé Bennett lui avait un jour raconté que des versions sophistiquées du jeu de la Vie se poursuivaient loin au-delà du terrain de jeu, comme si les figures continuaient leur existence artificielle dans un espace imaginaire. Maïa s’était demandé si une autre qu’elle était au courant, et elle avait éprouvé le même frisson d’excitation.

Les Savantes qui fabriquaient ces jeux dans leurs usines devaient être au courant, mais elles se fichaient de ces objets imaginaires existants dans un monde fictif, invisible. Autant dire un mensonge multiplié par lui-même, manipulant des répliques de symboles représentant, à leur tour, des simulacres, qui étaient eux-mêmes des allégories… Certains clans mathématiciens de Caria devaient étudier ce genre d’abstractions, mais il y avait peu de chances qu’ils commettent l’erreur masculine de les croire réelles.

Pour en revenir au problème des Bords, les hommes disposaient parfois des rangées de pions noirs ou blancs inertes sur le pourtour du plateau, afin de limiter le champ d’action. Cette bordure en quinconce était appelée « miroir ». Pourtant, rares étaient les configurations qui s’y reflétaient et repartaient en sens inverse. Elles étaient généralement absorbées.

Cette ouverture facilitait également le démarrage du jeu, puisque tout carré de la première rangée avait déjà soit un, soit deux voisins « vivants » juste en dessous de lui.

Prenant le stylet fourni avec le jeu, elle effleura un carré de la première rangée qui devint noir.

Ce carré noir solitaire avait deux voisins noirs aux coins. Maïa en plaça un troisième à sa gauche. Maintenant doté de trois voisins noirs, ou vivants, le premier carré activé resterait « vivant » jusqu’au troisième tour au moins.

« Je vais tâcher de faire une échelle simple », songea-t-elle.

Elle noircit certains carrés de la première rangée et laissa les autres en blanc. Elle ne se sentait pas encore de taille à compliquer le jeu. Elle s’arrêta après avoir noirci une quarantaine de cases, laissant le reste de la grille intacte.

En comptant leurs voisins noirs, Maïa arrivait à imaginer le sort d’une dizaine de carrés un ou deux tours plus tard. Au-delà, elle perdait trace de leur avenir. Elle ne le connaîtrait qu’en mettant le jeu en route.

Une touche portait le dessin d’un homme encapuchonné tenant une longue baguette et symbolisant l’arbitre. Elle appuya dessus et le compte à rebours démarra. À la huitième pulsation la partie s’amorça. Des changements affectèrent la rangée active. Les cases disposant du nombre de voisins voulu tremblotaient, puis tous les carrés concernés devenaient ou restaient noirs. Ceux qui rataient le test devenaient ou restaient blancs. Le dessin en quinconce de la bordure ne bougea pas.

Quelques cases noires apparurent sur la deuxième rangée active comme sur la première. Elles répondaient aux conditions nécessaires pour « prendre vie ».

Lors du tour suivant, il « mourut » plus de cases qu’il n’en « naquit ». Maïa dut attendre le quatrième tour pour que certaines cases de la troisième rangée deviennent vivantes. Elle découvrit avec un vague dépit qu’elle avait défini une séquence initiale perdante. Elle attendit l’expiration du dernier agglomérat de cases noires et fit un nouvel essai.

Cette fois, une entité prit forme à l’extrême gauche : un petit groupe de cellules qui passaient sans cesse du noir au blanc. « Un « microbe » », songea Maïa.

La configuration se renouvelait tandis que des unités individuelles clignotaient à leur rythme, passant du blanc au noir et inversement. Vingt pulsations plus tard, tout le damier était vide à l’exception de cette petite tache tenace. Maïa éprouva un certain Plaisir à l’idée d’avoir réinventé dès son deuxième essai une forme de vie élémentaire. Elle réessaya, créant des microbes tout le long du bord. Ils pourraient toujours virevolter ainsi jusqu’à l’épuisement de la batterie.

Elle passa les deux heures suivantes à faire des expériences sans trouver d’autre forme auto-génératrice. C’était d’autant plus rageant que certaines formes classiques étaient ridiculement simples, elle le savait.

Ses gardiennes lui apportèrent son déjeuner. Maïa se leva, s’étira et s’aperçut, à leur regard étonné, qu’elle fredonnait tout bas. « Qu’est-ce qui m’arrive ? » se dit-elle, comme s’il était surprenant qu’elle se fût laissé distraire un moment de son ennui. Puis elle ajouta in petto : « Jeu de la Vie ou pas, si jamais vous baissez votre garde, je ne vous raterai pas. Un de ces jours, vous ferez un faux pas. Moi, je serai prête. »

Après avoir avalé la tambouille de « ses grosses Guelles », elle fit des mouvements de gymnastique jusqu’à ce qu’une agréable lassitude l’envahisse des épaules aux orteils. Alors, elle se déshabilla et se passa une éponge mouillée sur le corps. Elle se rendit compte que ces mois de labeur l’avaient musclée et lui avaient couvert les bras de fines cicatrices. Plus étonnant était le développement de sa poitrine. Ses seins étaient passés de menus à appréciables. C’était un gène dominant que les mères lamaïs transmettaient à leurs clones et souvent à leurs filles vars. Cela dit, c’était un événement qu’elle avait prévu de fêter avec Leie, pas en prison.

Mais elle refusait de sombrer dans la morosité. Elle retourna au simulateur électronique du jeu de la Vie.

« Si seulement il était accompagné d’un manuel ou d’une notice…» Maïa avait souvent vu les hommes des quais s’absorber dans d’épais ouvrages de référence. Des anthropologues avaient écrit sur le sujet de nombreux traités qui étaient archivés à l’Université de Caria et dans les bibliothèques des grandes villes. Ce qui lui faisait une belle jambe, dans sa prison…

Les deux messages qu’elle avait déjà vus attirèrent à nouveau son attention, MEM. PROG, le premier, indiquait sans doute le programme de la machine. L’autre disait SAUV. JEU PREC.

Sauvegarde Jeu Précédent ? Elle avait présumé que le jeu était neuf, mais le message clignotait. Peut-être y avait-il une partie précédente en mémoire…

« Je vais essayer de la rejouer. J’en tirerai peut-être un ou deux tuyaux », se dit-elle, avant de remarquer une suite de caractères énigmatiques : RÈGLE ALTERNATIVE : RVRSBL CA 897W. Les hommes changeaient parfois les règles du jeu. Par exemple, il fallait cinq voisins vivants pour qu’une case noire reste « vivante », ou bien les cases de gauche étaient investies d’un poids supérieur à celles de droite. L’infinité des possibilités aggravait encore l’inintérêt du jeu aux yeux des femmes.