« Allez, c’est parti…» Elle recopia laborieusement le message en traduisant chaque cliquetis par une case noire et chaque pause par une case blanche. Quand elle arrivait au bout d’une rangée, elle continuait au-dessous, faisant aller le présumé message d’avant en arrière comme un serpent montant sur un mur. Après ce qui lui parut des heures, le fouillis résultant de ses efforts n’offrait aucun sens perceptible à l’œil.
Elle fut presque soulagée d’entendre tourner les clés dans la serrure. Elle couvrit le jeu, comme si les Guelles avaient assez de cervelle pour comprendre ce qu’elle faisait. Elle avait mal partout d’être restée si longtemps penchée sur la machine. « J’espère que je ne fais pas ça pour des prunes », songea-t-elle tout en déjeunant sous l’œil éteint des femmes.
« Et si ça ne marche pas, qu’est-ce que je ferai ? Je recommencerai, tiens, pardi ! Que pourrais-je faire d’autre ? »
Ses geôlières emportèrent le plateau et refermèrent la porte. Maïa retourna près du jeu et revérifia sa transcription. Elle croisa les bras, se tirailla le lobe des oreilles pour conjurer la chance et appuya sur la touche de départ.
Des cyclones, des tourbillons de formes pulsatives lui confirmèrent aussitôt qu’elle avait vu juste. C’était bien à ça que servaient les cliquetis nocturnes ! C’était un ensemble complexe de conditions préliminaires pour ce jeu bizarre. Elle reconnaissait la plupart des dessins : deux canons à planeurs envoyaient des formes cunéiformes à l’autre bout d’une zone semée de microbes, de dévoreurs, de balises et de pissenlits. Des dizaines d’autres formes se mélangeaient et se séparaient. Toute une écologie remplissait la grille de cinquante-neuf par cinquante-neuf. Maïa regardait fixement le tableau, crayon en main, mais les dessins étaient si ensorcelants qu’elle faillit laisser passer l’instant où les formes chaotiques formèrent soudain des rangées de signes ondoyants.
CY, DIS À GRVS SUIS A
49° 16’ 67° 54’
PAS CONTACT AV/ODO !
PRS SI NEC
Le message commença à se dissoudre presque à l’instant où il était apparu. Maïa s’empressa de le recopier avant qu’il ne s’anéantisse avec les derniers éléments « vivants » du damier. Celui-ci fut bientôt tout blanc. Elle regarda ce qu’elle avait écrit, le lut et le relut encore.
Le message ne lui était donc pas destiné. Plusieurs de ses rêves s’évanouirent. Allons, tant pis. Elle avait largement de quoi spéculer sur les intentions de son auteur, CY était-elle une clone ou une compagne de clan ? Et GRVS une maison assez puissante pour venir à son secours ? Maïa s’efforça de garder les deux pieds bien sur terre… L’autre prisonnière était peut-être une concurrente des Perkies du coin, que les Joplandes et leurs alliées retenaient en otage.
La dernière phrase du message recelait des implications inquiétantes. À moins qu’elle ne se trompe en pensant qu’elle signifiait « Pars si nécessaire ».
« Est-ce en rapport avec la drogue qui met les hommes en rut en hiver ? »
La prisonnière ne valait peut-être pas mieux que Tizbé et les Joplandes. Enfin, Maïa ne pouvait pas se permettre de se montrer difficile quant à ses alliées.
Chose étrange, le message qu’elle avait intercepté, au contraire du précédent, donnait l’impression d’être adressé à une personne bien précise et non à quiconque tomberait dessus par hasard, comme celui du jeu de la Vie. La bouteille à la mer que constituait le message du jeu n’était donc qu’un plan de secours. Ces cliquetis nocturnes semblaient viser à une plus grande efficacité.
Elle songea à la plaque de métal fixée au mur. Aux étincelles dans l’obscurité… La tour doit être raccordée au Réseau, ou à un système de communication de ce genre, se dit-elle non sans surprise. « Si c’était une exigence des hommes, je me demande bien à quoi ça aurait pu leur servir. »
Quel que soit le but initial de ce câble, l’autre prisonnière l’utilisait manifestement pour quelque chose… pour envoyer des impulsions électriques. Mais où ? Les fils ne menaient apparemment nulle part.
« Bon, et si l’autre prisonnière se servait du fil comme… d’une antenne ? Elle essaie peut-être d’envoyer un message radio ? » Maïa connaissait la théorie ; elle savait qu’on pouvait générer des ondes en faisant circuler rapidement des électrons dans un fil. Mais il y avait des générations que les com à usage domestique et les appareils qui équipaient les bateaux sortaient de usines sous forme de blocs sertis. Très rares devaient être les individus sachant les fabriquer.
« Ce doit être une Savante. Elles retiennent une Savante prisonnière ici ! »
Maïa songea à la mystérieuse proposition de récompense « pour tout renseignement » dont parlaient les informations, à Lanargh. Elle concernait peut-être cette affaire !
« Il faut que j’entre en contact avec elle. Mais comment ? »
Elle ne pouvait rédiger un message comme la Savante, en codifiant des conditions initiales que le jeu de la Vie transformerait en mots après mille girations complexes, mais ce n’était pas nécessaire. L’astuce de ces bouteilles à la mer ou de ces messages radio consistait à les transcrire de sorte que seule la personne à qui ils étaient destinés les comprenne. Maïa n’avait pas l’intention de communiquer au-dehors. Elle pouvait parfaitement envoyer des lettres capitales normales.
Avec son stylet, elle noircit des cases du damier afin d’obtenir le texte suivant :
SUIS AUSSI DÉTENUE ENTENDU CLIQUETIS
SUR FIL M’APPELLE MAÏA
Puis elle considéra son message. La première ligne était claire. Quant à la seconde, si la Savante ignorait que sa transmission était perceptible, elle s’en rendrait compte en recevant la réponse de Maïa.
Elle avait une bonne raison de simplifier son message : une fois transcrites en traits verticaux et en tirets, ses trois lignes prendraient vingt et une rangées de cinquante-neuf cases, soit (elle fit le calcul) un total de 1 239 cases à codifier en noir ou en blanc à l’aide d’impulsions allumé/éteint. Plus d’un millier ! Certes, l’autre prisonnière avait envoyé un message encore plus long, mais le système de Maïa exigerait des pauses plus longues. Si elle faisait des pauses de cinq mesures ou plus, la destinataire risquait de perdre le compte des impulsions.
Elle opta finalement pour un message beaucoup plus simple :
ICI MAÏÀ ICI MAÏÀ ICI MAÏA
Cela faisait encore 413 impulsions, une fois les rangées développées en chaîne, mais ça paraissait jouable, étant donné surtout que le message était répétitif.
Restait à trouver le moyen d’envoyer ledit message.
Elle avait envisagé de cogner aux murs ou sur des tuyaux, mais il était à craindre que le bruit ne porte pas assez loin, ou – pis – qu’il alerte ses geôlières.
« Il va falloir que je m’y prenne comme elle, conclut-elle. En utilisant l’installation électrique. »
Seulement elle n’avait qu’une source d’électricité, et il suffirait d’une erreur pour rompre son seul contact avec le monde extérieur. Avec précaution, elle retourna le jeu de la Vie et ôta la trappe d’accès à la batterie.
Elle décida d’attendre la fin de la transmission de la nuit. Elle vérifia que le message de la Savante était bien toujours le même. Les étincelles cessèrent au moment habituel, la laissant dans la vague lueur de la lune filtrant par la meurtrière. Elle s’était exercée, en prévision de ce moment, aux mouvements qu’elle devait faire, mais elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’attraper les fils déconnectés sous le jeu de la Vie et de les approcher de la plaque murale.