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Maïa se demanda si c’était par culpabilité que tant de clans choisissaient comme symboles des espèces éteintes ou si c’était une façon de dire : « Vous voyez ? Nous continuons. Nous arborons les emblèmes du passé vaincu et nous prospérons. » Dans quelques générations, les Mizoras risquaient d’être aussi rares que les tricornes.

« Lysos n’a jamais promis de stopper le changement, mais juste de le ralentir jusqu’à une allure supportable. »

Au coin d’une rue, les jumelles faillirent rentrer dans une Sheldonne. Elle était en sueur et elle avait ouvert le col de sa vareuse.

— Excusez-moi, marmonna la garde en s’écartant pour les laisser passer, puis elle se ravisa. Mais c’est vous ! J’ai failli ne pas vous reconnaître !

— Non, mais j’hallucine, capitaine Jounine ! fit Leie avec un salut moqueur. Vous nous cherchiez ?

La Sheldonne s’épongea le front avec un mouchoir soyeux. La vie citadine avait adouci les traits angulaires de son clan.

— Je vous ai ratées à la citadelle de Lamatie, fit-elle. Vous savez que vous avez manqué votre cérémonie d’adieu, bien sûr ? Vous l’avez fait exprès ? Enfin, peu importe. Je voulais vous demander si vous aviez réfléchi à…

— Nous enrôler dans la Guardia ? continua Leie à sa place. Vous devez être vraiment…

— Votre proposition nous flatte, bien sûr, capitaine, coupa Maïa. Mais nous avons des billets…

— Vous ne trouverez rien là-bas, fit Jounine en indiquant la mer, qui vous offre une vie plus sûre, plus réglée…

— … et plus ennuyeuse, marmonna Leie.

— … qu’un contrat avec votre ville natale. C’est la décision la plus intelligente à prendre, je vous assure !

Maïa connaissait la suite : des repas et un lit assurés, un avancement pas trop rapide et l’espoir d’économiser suffisamment pour avoir un enfant. Un enfant d’hiver… sur une paie de soldate ? Elle songea à l’allusion ironique de mère Claire au « micro clan d’un seul membre ». Certaines décisions intelligentes n’étaient que des cages aux barreaux dorés.

— Mille mercis pour votre proposition, ironisa Leie, en pure perte d’ailleurs. Si un jour nous sommes assez désespérées pour revenir dans ce trou perdu…

— Oui, merci, capitaine, coupa Maïa en prenant sa sœur par le bras. Lysos vous ait en Sa Sainte Garde.

— Enfin… promettez-moi au moins de ne pas vous approcher des îles Pallas. On dit qu’il y a des pirates…

Sitôt passé le coin de la rue, Maïa et Leie éclatèrent de rire. Les Sheldonnes étaient impressionnantes par certains côtés, mais elles se prenaient tellement au sérieux ! Maïa se dit que si ça continuait, elles finiraient par lui manquer.

— C’est quand même bizarre, murmura-t-elle en reprenant son sérieux. Jounine avait l’air plus empressée que d’habitude.

— Ouais, ben, qu’elle compte pas sur moi pour l’aider à tenir son quota de recrutement. Elle a qu’à prendre des lugars.

— Ils ne peuvent pas lutter contre les humains, voyons.

— Alors, qu’elle enrôle des vars sur les quais. Y en a toujours plein là-bas. Et puis, à quoi bon renforcer la Guardia ? C’est qu’une bande de parasites, comme les Prêtresses.

— Là, je suis bien d’accord, commenta Maïa.

Mais l’expression de la soldate ressemblait à celle de la confiseuse mizora : un air déçu. Désorienté.

Et surtout effrayé.

Un mois plus tôt, il y avait des gardes à la porte de Getta, qui séparait la cité de Port Sanger de la zone portuaire.

Maïa se rappela comment, un été, elle avait quitté en courant la file de jeunes vars que les Mères-Maîtresses emmenaient de la crèche de Lamatie au Temple et s’était précipitée vers le mur d’enceinte dans l’espoir d’apercevoir les gros bateaux dans le port. Son escapade s’était terminée par une bonne fessée. Après, entre ses sanglots, elle avait entendu une mère expliquer que, à cette époque de l’année, les quais n’étaient pas sûrs pour les petites à cause des « hommes en rut ».

Plus tard, quand les placides constellations de l’automne avaient succédé aux aurores boréales dans le ciel septentrional, les portes s’étaient rouvertes. Les enfants pouvaient à nouveau courir sur les quais où des mâles barbus déchargeaient des cargaisons ou jouaient avec des pions à ressort. Maïa s’était demandé à cette époque si ces hommes étaient différents de ceux « en rut ». Oui, sans doute. Toujours souriants, prêts à raconter des histoires, ils semblaient aussi inoffensifs que les lugars auxquels ils ressemblaient un peu.

Inoffensif comme l’homme, quand les étoiles scintillent, disait une comptine qui finissait ainsi : Mais sois prudente, femme, quand l’étoile Wengel brille.

Maïa et Leie franchirent la porte pour la dernière fois et s’engagèrent dans la foule bigarrée où les hommes formaient une minorité importante. Attirée par cet endroit idéal, une Perkiniste juchée sur une caisse haranguait la foule tandis que deux de ses clones distribuaient des tracts aux passantes. Maïa ne reconnut pas leur type facial. Ces femmes aux joues creuses devaient être des missionnaires récemment arrivées.

— Mes sœurs ! lança l’oratrice. Vous qui appartenez à des maisons et à des clans inférieurs ! Ensemble vous surpassez les Dix-sept qui contrôlent Port Sanger ! Unissons-nous et brisons la mainmise des Grandes Maisons sur l’assemblée municipale, sur la région, et même sur Caria ! Ensemble, nous pouvons rompre la conspiration du silence et révéler la vérité…

— Quelle vérité ? demanda une voix dans l’assistance.

La Perkiniste toisa le jeune marin nonchalamment appuyé sur une barrière avec plusieurs de ses collègues, et qui s’amusait de la déconvenue provoquée par sa question. Fidèle à son idéologie, l’oratrice décida de ne pas prêter attention à un simple mâle. Aussi, pour rire, Leie entra-t-elle dans la danse.

— Ouais ! C’est quoi, cette fameuse vérité, Perkie ?

Le sarcasme fit rire plusieurs spectatrices. Les Perkinistes se prenaient, elles et leur cause, très au sérieux et détestaient le diminutif dont on les affublait. La « Perkie » lança un regard noir à Leie et aperçut Maïa à ses côtés. Au grand ravissement des jumelles, elle en tira une conclusion hâtive et leur tendit les mains dans un geste emphatique.

— Que les petits clans comme le vôtre et le mien sont toujours laissés pour compte, ici comme partout, et surtout à Caria, où les grandes maisons sont en train de vendre notre planète aux Extérieurs et à leur Phylum masculiniste…

Maïa dressa l’oreille à la mention du vaisseau étranger. Hélas, il fut bientôt évident que la femme ne venait pas avec des nouvelles mais seulement des récriminations contre l’arrivée en masse de main-d’œuvre var à bon marché qui ruinait les petits clans, contre le laxisme ambiant qui empêchait l’application des codes de Lysos et la régulation du « péril mâle ». Ces platitudes se fondaient dans le thème paranoïaque à la mode, qui jouait sur l’inquiétude populaire : et si les visiteurs de l’espace étaient les précurseurs d’une invasion plus horrible encore qu’à la lointaine époque de l’Ennemi ?

Le bref Plaisir que les jumelles avaient éprouvé à être prises pour des clones s’évanouit rapidement. La venue de l’automne annonçait les élections, et des groupuscules tentaient d’obtenir un siège ou deux face aux citadelles comme Lamatie. Le perkinisme attirait les petites matriarchies qui s’estimaient brimées par les clans établis, mais peu de vars, et encore moins les hommes, qui voyaient d’ici ce qui se passerait si le perkinisme s’imposait sur Stratos. Si cette perspective se précisait, on risquait d’assister à un spectacle inédit : des mâles faisant la queue aux urnes, exerçant un droit inscrit dans la Loi mais dont on les voyait user à peu près aussi souvent que givre de gloire en été.