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Les parois rugueuses lui râpaient les épaules. Maïa était à plat ventre dans la meurtrière, sur une planche empruntée à la caisse défoncée et dont elle se servait comme d’une canne à pêche pour faire pendre sa corde au-dehors. Elle la balançait de gauche à droite et d’avant en arrière, lui imprimant un mouvement de balancier.

Elle serrait les dents pour s’empêcher de trembler. Et pas que de froid. Le sol était affreusement loin. Même si sa corde avait été assez longue – et faite par des artisanes compétentes, pas tressée à la main par une cinq-ans sans expérience –, elle n’aurait jamais osé entreprendre une telle descente.

« Ouais, et qu’est-ce que tu essaies de faire, là ? »

Le message de Renna l’avait complètement paniquée. Pas seulement l’idée des mois, des années, peut-être, de solitude qui l’attendaient. La perte de cette nouvelle amie, alors qu’elle ne s’était pas encore remise de celle de Leie, lui avait porté un coup presque physique. Sa première impulsion avait été de se rouler sous ses rideaux et de sombrer dans le désespoir.

Elle y songea pendant trente bonnes secondes. Puis elle refit le tour du problème, passant toutes les possibilités en revue, y compris celles qu’elle avait précédemment rejetées.

La porte et les murs ? Il faudrait des explosifs pour les ébranler. Appeler ses geôlières et les maîtriser ? Absurde. Surtout tant que Tizbé et son escorte seraient dans le coin.

Restait la fenêtre. Mais elle était beaucoup trop haut du sol. Elle apercevait, vers la gauche, les meurtrières d’autres cellules comme la sienne. Elles semblaient inaccessibles. Et puis à quoi bon échanger une prison contre une autre ?

Elle se contorsionna pour voir ce qu’il y avait au-dessus d’elle et avisa la loggia à colonnes qui faisait le tour du sanctuaire, cinq ou six mètres plus haut.

« Si quelqu’un pouvait me lancer une corde de là-haut », se dit-elle ironiquement, puis du désespoir jaillit l’inspiration : « Et si, moi, j’en jetais une là-haut ? »

C’était quand même risqué. Il lui faudrait une sorte de grappin qui ne gêne pas le balancement qu’elle imprimerait à la corde pour l’envoyer jusqu’à la balustrade et – si tout allait bien – lui permette de s’y accrocher.

Elle remit à plus tard le dernier problème : oserait-elle confier sa précieuse personne à ce dispositif de fortune ? « Il sera bien temps de voir le moment venu », se dit-elle.

Elle avait alors dépiauté sa réserve de calepins pour en récupérer les mécanismes à ressort. « Si je pouvais bidouiller ces trucs pour qu’ils s’ouvrent en touchant la balustrade…»

C’était plus facile à dire qu’à faire. Après avoir arraché les attaches, elle les plia sur une planche, en accrocha plusieurs au bout de la corde et passa à l’expérimentation. Son grappin improvisé s’accrochait deux fois sur trois. Le segment de corde qu’elle soumit au test supporta son poids. Elle se rendait bien compte tout de même que confier sa vie à ce bidule improvisé était un acte fou, ou désespéré. Ou les deux.

Elle avait passé une boucle de fil autour des attaches pour en faire un paquet compact, afin d’éviter qu’elles ne tintent le long de la paroi. Elles ne devaient s’ouvrir qu’en touchant le balcon, pas avant. Elle avait enfin regagné son perchoir avec une planche en guise de canne à pêche et commencé à dérouler la corde.

C’est à peine si elle en voyait le bout quand elle pendait à la verticale, mais quand elle commença à se balancer, elle apercevait le grappin chaque fois qu’il passait sur certaine plaque de neige au sol. Il monta bientôt assez haut pour se découper sur les nuages qui voilaient la lune à l’est.

À gauche, à droite… à gauche, à droite. Elle en avait plein les bras. Son cœur s’arrêtait chaque fois que le paquet d’attaches cognait contre la paroi, et elle devait se pencher encore plus pour éviter qu’il ne s’accroche au retour.

« Tiens bon, mauviette ! » C’est ce que lui disait Leie quand elles sortaient sournoisement la nuit pour peindre en bleu les statues de la cour d’Été. La troisième fois qu’elles avaient fait ce coup-là, les Mères du clan avaient verrouillé pour la nuit toutes les portes donnant sur la cour et répandu des cendres autour des monuments pour repérer les traces de pas.

Ça n’avait rien empêché.

« Je fais ce que je peux ! » avait-elle grommelé, la dernière nuit. Elle tenait fermement la corde faite de draps noués bout à bout, dont l’autre extrémité était attachée aux pieds de sa sœur. Elle avait eu moins de mal, les autres fois, à la faire descendre du toit avec son seau et son pinceau ; elle pouvait s’arc-bouter au faîte crénelé. Cette nuit-là, elle n’avait que ses muscles d’adolescente pour lutter contre la gravité.

Et c’est ce qu’elle se répétait à présent, une année plus tard : « Je fais… ce que… je peux…» Elle avait l’impression de lutter contre un poisson qui luttait et tressautait convulsivement. Elle lui laissait du mou, tentait d’utiliser son élan pour lui faire franchir l’horizontale, mais la corde renâclait et retombait, tirant sur ses épaules en feu.

Leie avait obstinément refusé d’impliquer Maïa. Il était pourtant évident qu’elle n’avait pas fait le coup toute seule. Tout le monde savait que c’était Maïa qui tenait la corde. Et qui l’avait lâchée quand une tuile avait cassé, si bien que Leie s’était brutalement retrouvée par terre, au milieu d’un mélange de peinture, de cendres et de morceaux de tuile.

Leie avait enduré la punition avec stoïcisme. Elle ne lui en avait jamais reparlé. Tout le monde était au courant ; ça lui suffisait.

« Renna, songeait Maïa en serrant les dents. Me voilà…»

Cette saleté de grappin arrivait au niveau de la balustrade de pierre mais refusait de passer par-dessus. Elle orienta la planche afin que la corde se rapproche du mur en arrivant à son apogée, mais la courbure de la paroi l’en empêchait.

Ça devait pourtant marcher. Peut-être qu’en combinant changements d’inclinaison et petites poussées… En prenant son temps et en s’exerçant plusieurs soirs d’affilée…

— Non ! souffla-t-elle. Il faut que ce soit ce soir !

Par deux fois encore, le grappin effleura le balcon avec un raclement assourdi. Maïa comprit qu’elle n’arriverait à rien. Elle fit encore deux essais. Un qui réussit presque. Un qui rata complètement.

« Ce coup-ci, ça suffit, songea-t-elle, résignée. Va te coucher. Tu recommenceras dans quelques heures, si tu veux. »

Elle ne sentait plus ses épaules. Elle laissa les oscillations s’éteindre peu à peu. Le grappin n’atteignait déjà plus la balustrade.

Le coup suivant, il monta encore juste assez haut pour que quelqu’un passe une main par-dessus le balcon et l’attrape.

Sidérée, tremblante de froid et d’épuisement, Maïa resta un moment à plat ventre dans sa meurtrière de pierre, les yeux levés sur la paroi rugueuse de la citadelle vers une silhouette noire qui éclipsait les constellations hivernales.

Maïa crut d’abord que c’était cuit. Tizbé ou ses complices allaient venir lui prendre son matériel, les caisses, et même les rideaux qu’elle avait découpés en lanières pour tresser sa corde, et elle se retrouverait dans une situation pire que jamais. Mais au lieu de pousser les hauts cris, comme n’importe quelle gardienne, la silhouette faisait des signes furtifs. Maïa n’en saisit pas le sens, mais elle comprit au moins une chose : elle ne tenait pas plus qu’elle à faire du bruit.

« Renna ? » Aussitôt né, l’espoir s’évanouit. Sa cellule était plus loin et plus bas. À moins que sa compagne d’infortune n’ait eu elle aussi un plan génial de dernière minute…