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L’océan entourait Maïa, menaçant de l’engloutir. Accrochée à une planche goudronnée, giflée par la pluie et le vent, elle montait et descendait au gré des vagues qui se la disputaient, comme un bouchon. Au loin, un voilier fuyait en tranchant les montagnes d’eau, sans écouter ses cris de désespoir.

Sur le pont du navire qui s’éloignait, une jeune fille dirigeait vers elle un regard aveugle.

Une jeune fille qui lui ressemblait…

Maïa se débattit frénétiquement. Mais le rêve l’avait bien piégée, lui faisant oublier qu’il existait un monde réel où se réfugier. Il fallut qu’un vrai son fasse intrusion dans son paysage onirique pour qu’elle en sorte et reprenne conscience.

Au début, la réalité ne fut guère plus rassurante. Elle se demanda confusément ce qu’elle faisait enroulée dans cette couverture rugueuse, dans ce canyon dont les froides parois de pierre ressemblaient à celles de sa cellule, sous l’austère lumière qui filtrait sous ce plafond de nuages.

Elle se redressa. Deux formes étaient roulées en boule, non loin de là. Aux cheveux ébouriffés émergeant des couvertures, elle reconnut Thalla et Kiel et se détendit un peu. C’étaient des amies. De l’autre côté, il y avait deux couvertures désertées. La plus proche était encore tiède. C’était le départ de son occupante qui avait dû l’arracher à ses cauchemars.

Pas son occupante – son occupant, Renna, l’Extérieur qui l’avait réchauffée dans le froid glacial précédant l’aube. La vue de sa bourse bleue et de son jeu de la Vie lui apprit qu’il n’était pas parti pour de bon. Elle en fut soulagée.

La grande blonde, Baltha, dormait de l’autre côté de l’homme. Elle n’était plus là. Pourquoi s’étaient-ils levés en même temps ? Était-ce important ? Elle n’aurait aucun mal à se rendormir, et peut-être ferait-elle de meilleurs rêves…

Un petit bruit de cailloux dévalant une pente chassa cette idée. Elle mit ses chaussures et s’éloigna sur la pointe des pieds dans la direction du bruit, vers l’amont du ruisseau. Un glissement de terrain avait transformé la paroi à pic en pente raide. Un bref mouvement attira son regard. Elle se rapprocha, escaladant de gros blocs de pierre lissés par les crues d’été.

Le canyon s’élargissait, offrant une moindre protection contre le froid. Le souffle de Maïa se condensait et elle ne sentait plus ses doigts qui agrippaient les pierres couvertes de givre. Ça sentait comme par ces matins d’hiver où Leie ouvrait grands les volets pour humer l’air glacé, tandis que Maïa protestait et se recroquevillait sous les couvertures. Ce souvenir amena un petit sourire triste sur ses lèvres.

Elle s’arrêta pour écouter. Elle entendit rouler une pierre, vers la droite. Elle hésita, partagée entre la curiosité et la gêne due à une vessie pleine. Maintenant qu’elle était réveillée, il lui paraissait sans grand intérêt de suivre des gens qui étaient allés faire ce qu’elle-même devrait être en train de faire. « Si tu t’occupais de tes fesses, hein ? » Elle chercha du regard un coin propice, à l’abri du vent.

Le premier endroit qu’elle essaya était déjà occupé. Un sifflement la fit sursauter et un arc-en-ciel vivant se jeta sur elle, les ailes déployées. Elle recula vivement. C’était une mère bec-en-ciseaux qui protégeait ses petits – un essaim de minuscules ballons qui se gonflaient et se dégonflaient rapidement, à l’instar de leur belliqueuse génitrice. Petits cousins des zoors-flotteurs, les becs-en-ciseaux avaient un tempérament irascible aggravé par des piquants urticants qui éloignaient les oiseaux d’origine terrienne. Et les humains chez qui ils provoquaient d’épouvantables démangeaisons. Maïa battit prudemment en retraite.

À cet instant, à un détour du canyon, elle vit quelqu’un.

Baltha. La grande blonde était accroupie derrière des rochers. À côté d’elle il y avait une petite pelle pliante et une boîte en bois pas plus grande que la main. Elle regardait quelque chose en contrebas, hors de vue de Maïa. Elle passa distraitement les doigts sur une pierre et les flaira.

Maïa cligna des yeux et repéra des traînées brillantes comme du diamant entre les plaques de neige. Du givre de gloire. « Ce coup-ci, ça y est, c’est l’hiver. » Les saisons avaient plus d’effet sur les vents stratosphériques qu’au sol, sur les océans et sur l’air. Des flux ioniques inconnus sur les autres mondes muaient la vapeur d’eau en glace adénée. Ces cristaux tombaient sous forme de brumes matinales qui annonçaient l’hiver aussi clairement que Wengel et les aurores boréales présageaient l’été. Maïa tendit la main vers une plaque de givre de gloire. Les cristaux violets et dorés attirés par l’électricité statique lui picotèrent le bout des doigts. Des facettes en contact avec sa peau monta une buée due à leur sublimation.

Elle songea à la première fois où elles avaient trouvé du givre de gloire sur leur fenêtre, Leie et elle. Elles avaient essayé en gloussant nerveusement de l’inhaler et de le goûter.

— Il paraît que c’est que pour les grandes, avait dit Leie.

Ce qui, naturellement, rendait l’expérience plus tentante.

Elle fut décevante. En dehors d’une effervescence sur la langue et d’un picotement dans le nez, elles n’avaient éprouvé aucun effet anormal ou aphrodisiaque.

« Mais j’ai grandi », réfléchit Maïa. Le givre avait une odeur vaguement différente, cette fois, elle en aurait juré…

Un sifflotement la fit se tapir derrière les rochers. Renna remontait d’un des affluents qui alimentaient la rivière quand il pleuvait. La pelle pliante et les feuilles de takawq qu’il tenait à la main justifiaient son escapade.

« Mais pourquoi est-il allé si loin ? se demanda Maïa. Par pudibonderie ? Et pourquoi Baltha l’espionne-t-elle ? »

Elle craignait peut-être qu’il ne lui fausse compagnie pour contacter Caria. Eh bien, elle devait être soulagée de le voir revenir vers le camp en sifflant d’étranges mélodies. « Ne t’inquiète pas, tu l’auras, ta récompense », se dit Maïa en prenant bien garde à rester hors de vue. Elle ne tenait pas à affronter son aînée, ni à être surprise à elle-même espionner.

Mais, ô surprise, la grande blonde ne suivit pas Renna. Elle récupéra sa boîte, sa pelle, et repartit furtivement vers l’endroit d’où il venait. Dévorée par la curiosité, Maïa rampa vers les pierres qui servaient de cachette à Baltha.

Celle-ci fit vingt mètres, jusqu’à un point situé juste au-dessus du niveau de l’eau. Là, elle s’attaqua avec sa pelle à un monticule de terre fraîchement remuée et en remplit sa boîte. « Par Lysos, qu’est-ce qu’elle fabrique ? » se demanda Maïa.

— Ohé, tout le monde ! Fit un cri, montant de l’aval, et le cœur de Maïa manqua s’arrêter. Baltha ! Maïa ! Petit déj !

Ce n’était que Thalla qui battait joyeusement le rappel, au camp. Maïa redescendit la pente en veillant à ne pas se faire repérer par Baltha.

Ils mangèrent du fromage et des biscuits réchauffés sur des pierres ôtées du feu. La matinée était bien avancée quand ils se remirent en selle. Sans doute n’avaient-ils pas grand-chose à craindre, même de jour, dans ces ravins encaissés. Ils auraient pu avancer à bonne allure s’ils n’avaient dû s’arrêter si souvent pour frictionner les pattes de leurs chevaux.

Un peu après midi, le ruisseau prit une odeur et une couleur infectes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Maïa en fronçant le nez.

— Tu le demandes ! s’esclaffa Thalla. On oublie vite ses souffrances quand on est jeune !

— Les Lemères ! s’exclama Maïa. Évidemment ! Elles déversent leurs saloperies dans un canyon en amont. On doit être…

— Juste en dessous. C’est pratique pour se repérer, hein ?