— Les dégueulasses ! jura Maïa, envahie par un sursaut de rancœur envers ses anciennes employeuses. Lysos maudisse ces Lemères ! Je voudrais que leur foutue citadelle crame !
— Allez, fit Renna, qui chevauchait à sa droite, en fronçant les sourcils. Tu ne penses pas ce que tu dis.
— Et comment ! Elle secoua la tête, écumant d’une rage trop longtemps contenue. Calma Lemère m’a vendue à la bande de Tizbé comme si j’étais une gueuse de fonte ! Qu’elle crève !
Thalla et Kiel échangèrent un regard gêné. Maïa se sentit parcourue par un frisson délicieux et pervers à l’idée qu’elle les avait choquées. Renna pinça les lèvres et se tut. Mais Baltha éclata d’un rire sardonique et fouilla dans ses fontes.
— Stratos t’a entendue, Pu-pucelle ! Tiens ! fit-elle en lui tendant un mince tube gainé de cuir : une longue-vue.
Maïa la pointa avec une soudaine répugnance dans la direction qu’indiquait Baltha.
— Le long de cette crête, un poil au nord. Tu vois ?
Quand elle eut réussi à compenser les petits mouvements que faisait le cheval en respirant, les images instables, floues, devinrent des éclairs de couleur puis des lambeaux de tissu aux teintes vives qui claquaient au vent au bout de longues perches souples : des drapeaux. « Des bannières de prière », comprit-elle enfin. On les sortait lors des fêtes et des cérémonies. Ou pour annoncer les naissances…
… et les morts.
— Elle est crevée, ta Calma Lemère. Avec la moitié d’ses sœurs. On risque d’manquer d’acier dans la Vallée pendant un an ou deux, si tu veux mon avis.
— Mais… qu’est-il arrivé ? Que s’est-il passé ? insista Maïa comme les deux autres baissaient le nez sans répondre.
— Juste une mauvaise grippe, répondit enfin Thalla. Ça s’est mis à éternuer en ville, y a une semaine ou deux. Puis c’est arrivé à la citadelle. L’une des ouvrières vars est restée quelques jours au lit, mais…
— Mais les Lemères ont toutes claqué, les unes après les autres. Comme ça ! s’exclama Baltha avec un claquement de doigts gourmand.
Maïa éprouva une sensation nauséeuse au creux de l’estomac qu’elle s’efforça de dissimuler. Du coin de l’œil, elle vit Renna frissonner.
« Ça, je le comprends. S’il se sent aussi mal que moi…»
Elle songea aux histoires macabres que les Mères lamaïs racontaient à leurs enfants d’été et dont la morale semblait souvent être : « Attention aux vœux que tu fais. Tu pourrais bien être exaucée. » Elle n’était pour rien dans le désastre qui avait frappé le clan métallurgiste, mais elle était un peu épouvantée par la violence dont elle avait fait preuve un instant plus tôt. Si elle avait pu ordonner à la foudre de s’abattre sur ses ennemies, elle l’aurait fait sans pitié. Moralement, n’était-ce pas comme si elle les avait tuées de sa propre main ?
« Ce ne serait pas le premier clan à moitié exterminé par la maladie », se dit-elle, en essayant de se raisonner. Un proverbe disait : « Quand une clone éternue, ses sœurs prennent leur mouchoir. » La résistance ou la sensibilité à la maladie était souvent affaire de génétique, Maïa et sa sœur jumelle en savaient quelque chose. Et l’éloignement des centres médicaux de Longue Vallée n’avait rien arrangé. Qui avait pu s’occuper de toutes ces Lemères alitées au même moment ? Des vars, qui ne débordaient pas d’affection pour leurs patronnes ?
« Quelle sale mort… Finir balayées comme ça, victimes de ce dont elles étaient le plus fières : leur uniformité. »
Le groupe poursuivit son chemin en silence. Un peu plus tard, Maïa se tourna vers Renna dans l’espoir de se changer les idées, mais il regardait dans le vide, les sourcils froncés, l’air perdu dans des réflexions moroses.
Ils remontèrent dans la plaine par une piste étroite qui longeait les hauts fourneaux noirs, silencieux, des Lemères. Il faisait plus froid dans la plaine, mais sortir de ces ravins était un soulagement. Iris, la petite lune porte-bonheur, brillait d’un éclat réconfortant dans le ciel nocturne.
Voyant une grande plaque de givre de gloire sur un rocher, Thalla et Kiel mirent pied à terre et se roulèrent dedans en riant. Quand elles se remirent en selle, Maïa vit dans leurs yeux une lueur qui ne lui plut qu’à moitié. Elles se rapprochèrent de Renna et engagèrent la conversation en lui effleurant le genou, l’air passionné par tout ce qu’il racontait.
Maïa était tellement absorbée par ses pensées qu’elle ne mesura même pas le déplacement des constellations. Elle avait l’impression qu’il se passerait bien des jours avant qu’elles n’aperçoivent les montagnes côtières et ne puissent se mettre à la recherche d’un accès à la mer. À condition, encore, que les Perkinistes ne les repèrent pas en cours de route.
« Et même si nous y arrivons, que ferons-nous ensuite ? »
La liberté n’a pas que des avantages. En prison, Maïa savait quoi espérer. Se retrouver, jeune et pauvre var à la recherche d’une niche dans un monde hostile, était par certains côtés plus effrayant que la captivité. Elle mesurait le handicap que constituait sa gémellité. Au lieu de lui apporter des avantages, cet accident biologique avait entretenu en elle l’illusion qu’il y aurait toujours quelqu’un pour l’aider. Les autres estiviennes savaient la vérité quand elles partaient : aucun plan, aucune amitié, aucun don ne suffirait à lui seul à réaliser les rêves. Il fallait aussi avoir de la chance.
Ils s’arrêtèrent tard dans la nuit pour bivouaquer à l’abri d’une ravine. Kiel alluma un feu de brindilles. Ils mangèrent froid, à part une tasse de thé. Les provisions commençaient à se raréfier dans leurs fontes. Avant de se coucher, Renna s’éloigna avec quelques objets pris dans sa trousse bleue dont une étroite brosse comme Maïa n’en avait jamais vu, sa pelle, une gourde et des feuilles de takawq. Baltha le laissa partir sans un regard. Parce qu’il ne pouvait fuir à cet endroit, ou parce qu’elle avait obtenu de lui ce qu’elle voulait ? Maïa aurait pu lui parler de son curieux comportement, mais elle éprouvait à nouveau une certaine réserve envers lui, surtout depuis que Thalla et Kiel s’étaient vautrées dans le givre de gloire et mises à agir de façon franchement hivernale.
— Te perds pas, surtout ! cria Thalla. Tu veux que j’t’accompagne pour te tenir la main ?
— C’est peut-être pas ça qu’il a besoin qu’on lui tienne, commenta Kiel, et les autres éclatèrent de rire.
Toutes sauf Maïa. La réaction de Renna l’ennuyait. Il rougit d’un air visiblement gêné et en même temps un peu flatté de l’attention dont il était l’objet.
— Tiens, reprit Kiel en lui lançant sa lampe-stylo. La confonds pas avec autre chose !
— Je ne devrais pas avoir de mal à faire la différence, fit Renna en examinant le cylindre de bois d’un air dubitatif.
Les trois femmes s’esclaffèrent de plus belle.
« Il ne se rend pas compte qu’il les encourage ? » songea Maïa que ces plaisanteries scabreuses faisaient grincer des dents. Sans aurores estivales pour déclencher le rut masculin, ça n’irait sûrement pas très loin et l’ambiance était encore bon enfant. Mais s’il continuait, ça risquait de tourner mal.
Comme il passait à côté d’elle, elle réprima un mouvement de surprise. Il lui avait semblé un bref instant apercevoir une dilatation, un renflement que, grâce à Lysos, les autres n’avaient apparemment pas remarqué.
Le feu baissa. La grande lune, Durga, se leva. Thalla ronflait près de Kiel. Baltha était couchée à côté des chevaux. Maïa s’assoupissait en rêvassant aux flèches de Port Sanger dressées sur les eaux de la baie quand un bruit la réveilla. Quelque chose de lourd était tombé vers la gauche, sur la couverture de Renna. Il s’assit à côté et se déchaussa.