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— Allez, fit Maïa, coupant court aux gloussements de Leie qui lisait le tract des Perkinistes. On a mieux à faire de notre dernière matinée ici, tu ne crois pas ?

Quand elles arrivèrent au port, le soleil levant avait dissipé le brouillard matinal, mais aussi les zoors-flotteurs qui planaient sur l’horizon comme une chaîne disloquée de fleurs ovoïdes aux couleurs éclatantes. On racontait que de jeunes mousses tentaient parfois de monter sur des zoors et de flotter avec eux Lysos sait où, inspirés peut-être par des légendes d’un temps où les zep’lins et les avions grouillaient dans le ciel et où les hommes avaient le droit de voler.

Par-delà le dôme doré du Temple municipal, une forme argentée descendait vers le sol : le dirigeable hebdomadaire qui apportait le courrier, les paquets trop précieux pour être acheminés par voie maritime, et quelques passagères qui devaient être aussi riches que la Déesse de la Planète pour se payer la traversée. Maïa et Leie soupirèrent. Il faudrait un miracle pour qu’elles voyagent un jour ainsi, parmi les nuages. Peut-être cela arriverait-il à leurs filles, si les vents capricieux de la chance soufflaient dans la bonne direction.

Cela expliquait peut-être aussi pourquoi les garçons tentaient parfois de partir sur un zoor. Les mâles étaient, par nature, incapables de se reproduire seuls. Ils parvenaient à un semblant de pérennité par la paternité. S’ils voulaient vraiment quelque chose, ils devaient l’obtenir de leur vivant.

Près des quais, les estiviennes étaient plus nombreuses : des femmes de taille et de morphologie diverses, arborant souvent une ressemblance avec un clan connu – les cheveux des Sheldonnes ou la mâchoire des Wylees –, car elles devaient une partie de leurs gènes à une famille illustre, tout comme les jumelles tenaient des lamaïs.

Une demi-ressemblance ne comptait pas pour grand-chose hélas, et les estiviennes allaient dans la vie comme autant d’entités solitaires, uniques au monde. Cela ne les empêchait pas de marcher la tête haute et de s’acquitter avec allant des tâches rebutantes qui entouraient le commerce maritime.

« Avant Lysos, sur les mondes du Phylum, les clones étaient rares et les vars comme nous étaient la norme. Tout le monde avait un père et grandissait parfois avec lui. »

Maïa imaginait souvent une planète grouillant d’une humanité variée, sauvage et imprévisible. Ce genre d’idées, que les mères lamaïs qualifiaient de « fixation malsaine », lui venait plus fréquemment depuis l’arrivée du vaisseau Extérieur. Elle se demandait souvent si beaucoup de gens vivaient encore dans un chaos désuet, sur les autres mondes.

Le commerce, impossible pendant la saison des tempêtes, avait repris, et une activé fébrile régnait sur les quais, dans les entrepôts, les chapelles, les maisons de Plaisir et les magasins de fournitures pour navires. Très tôt, Maïa et sa sœur avaient été attirées par les cuivres luisants et l’odeur de l’huile. Leie était surtout fascinée par la mécanique et Maïa par les cartes, les sextants, les longues-vues et les chronomètres, dont certains étaient si anciens qu’ils portaient une rondelle extérieure divisant le calendrier stratoïn en un peu plus de trois Années terrestres standard. Même les semonces des garçons de cinq ans – aspirants itinérants qui savaient souvent mieux cracher dans le vent que calculer une latitude – ne parvenaient à les tenir longtemps à l’écart.

La gérante de l’un des magasins, une Félique bourrue, repéra Maïa. Elle remarqua sa coupe de cheveux et son sac, car sa grimace habituelle s’illumina lentement d’un sourire. Elle fit un bref geste de la main pour lui souhaiter bonne chance.

« Et bon débarras, hein ? » Songeant combien elles avaient pu être exaspérantes, sa sœur et elle, Maïa répondit par une révérence exagérée, que la magasinière écarta d’un grand rire.

Leie discutait plus loin, avec une dockère aux pommettes saillantes qui ravaudait une voile.

— Nan, nan, disait la femme d’une voix fortement accentuée. J’ai entendu parler d’aucun jugement du Conseil d’Caria.

— Un jugement à quel propos ? s’enquit Maïa.

— À propos des Extérieurs, expliqua Leie. En écoutant ces Perkies, je me suis demandé s’il y avait du nouveau. Le bateau de cette var est bien équipé, fit-elle en indiquant un navire arborant une antenne dirigeable, et je me disais qu’en tripotant un peu les boutons on pouvait capter des bribes d’infos.

— Vous croyez p’t’êt qu’les proprios m’invitent à prend’le thé et à r’garder la télé ! ironisa la voilière en crachant entre ses dents dans l’eau couverte d’écailles de poisson.

— Vous n’avez rien entendu ? Même pas officieusement ? On dit toujours qu’il ne s’est posé qu’un seul Extérieur ?

Maïa soupira. Caria était loin, ses Savantes n’émettaient que de rares comptes rendus et les Mères lamaïs interdisaient souvent aux estiviens de regarder la télé, de peur que les émissions ne les « perturbent ». Ce qui ne faisait qu’attiser l’intérêt des jumelles, bien sûr. Mais Leie poussait la curiosité un peu loin, comme le pensait manifestement la voilière.

— Pourquoi vous m’demandez ça, à moi, p’tites pimbêches ? Pourquoi j’écouterais les menteries d’la radio des proprios ?

— Vous venez du continent de l’Arrivée…

— Ma province, al’tait à quatre-vingt-dix gis d’Caria ! Y a dix ans qu’j’y ai pas mis les pieds et j’y r’tournerai jamais. Maint’nant, débarrassez-moi l’plancher !

— Vas-y mollo, Leie, fit Maïa quand elles furent hors de portée de voix. Tu fais tourner les gens en bourrique…

— Pas plus que toi ! Qui est-ce qui a essayé d’embarquer clandestinement à bord d’une goélette, juste pour savoir comment on effectue un relèvement sur un horizon mouvant ?

Maïa ne put retenir un sourire. Elle n’avait pas toujours été la plus timorée des deux. L’année précédente, les rôles étaient inversés. « Pas de doute, nous avons vraiment été coulées dans le même moule – mais nous ne sommes jamais en phase. Enfin, c’est peut-être aussi bien. Il vaut mieux qu’il y en ait toujours une qui soit raisonnable pour les deux. »

— Oui, mais ce n’est plus un jeu, répondit-elle en essayant de rester dans le sujet. C’est pour de vrai, maintenant.

— Pour de vrai ! Regarde-moi ces débiles, fit Leie en lui indiquant du menton un groupe de marins qui regardaient les petits jetons noirs ou blancs disposés à terre. Ils appellent ça le jeu de la Vie, et je te garantis qu’ils y jouent sérieusement. Est-ce que c’est pour de vrai pour autant ?

Maïa refusa d’entrer dans la controverse. Les hommes jouaient à ce jeu antique avec une passion qui n’avait d’égal que leur intérêt saisonnier pour le sexe. Ils portaient des chemises grossières, sans manches. Des anneaux autour des bras annonçaient leur rang. Certains levèrent la tête au passage des deux sœurs. Deux des plus jeunes leur sourirent.

En été, elles auraient prudemment détourné le regard, mais l’étoile de Wengel était sur le déclin et le sang chaud des mâles refluait. Ils étaient plus calmes et d’une société plus agréable. C’est pourquoi l’automne était la meilleure saison pour s’embarquer. Mais elles avaient intérêt à trouver leur niche et à fonder leur embryon de nid avant les vingt mois standard – à cause du rut. Leie soutint hardiment les œillades des marins. Un jeune aux cheveux filasse parut intéressé. Bah, même s’il avait quelque libido de reste à cette époque de l’année, il n’irait pas la gaspiller avec deux vierges pauvres comme des rats de Temple ! Le jeunot éclata de rire ; elle l’imita et remonta son sac sur son épaule.