— Mouais, fit Maïa sans se mouiller. C’est quoi, une rade ?
— T’es vraiment innocente, hein ? ricana Baltha en lui jetant un coup d’œil. Qu’est-ce que tu sais, en fin de compte ?
Maïa se sentit rougir. « Je sais ce que tu caches dans tes fontes », eut-elle envie de dire, mais elle se retint.
— Rade, ça veut dire « radicale », reprit la grande femme. C’est qu’une bande de vars des villes qui croient tout savoir et qui ont des envies brumeuses de changer le monde. Elles se croient plus malignes que Lysos, les idiotes.
Radicales… C’est comme ça que la radio clandestine appelait les femmes qui appelaient à repenser la société stratoïne tout entière. Par bien des côtés, elles étaient radicalement opposées aux Perkinistes, puisqu’elles luttaient pour donner le pouvoir à la sous-classe des vars par le biais d’une restructuration de toutes les règles, politiques et biologiques.
— C’est de mes amies que tu parles, rétorqua Maïa sur un ton qu’elle espérait sévère.
— Elle est bonne, celle-là ! répliqua sarcastiquement Baltha. Tes amies. Merci de me prévenir.
Elle éclata de rire, et Maïa se sentit ridicule sans savoir pourquoi. Elle serra les dents et regarda un moment droit devant elle, mais sa curiosité fut plus forte que sa rancœur.
— Si je comprends bien, reprit-elle sur un ton soigneusement neutre, tu n’as pas envie de changer le monde ?
— Si, mais pas trop. Juste secouer un peu le cocotier, pour faire tomber les branches mortes et laisser passer assez de lumière pour un arbre ou deux.
— Dont toi, je suppose.
— Pourquoi pas ? lança-t-elle en levant fièrement la tête. J’ai pas une gueule de mère fondatrice ? Tu m’vois pas portraiturée au-dessus de la cheminée d’une grande belle salle ?
Oh si, Maïa la voyait très bien. Les fondatrices de bien des clans devaient être des pirates aussi dures et impitoyables que cette fruste var.
— D’accord. Admettons que tu dégages une clairière. Tu y sèmes tes graines, l’arbre de ta famille grandit, devient un géant, avec des centaines de branches clones qui partent dans toutes les directions. Quelle serait la politique de ton clan si un nouvel arbuste tentait de s’enraciner à proximité ?
— Ma politique ? Ce serait pas compliqué, s’esclaffa Baltha. Étendre encore mes branches et lui couper la lumière !
— Les autres n’ont pas droit à une place au soleil ?
Baltha regarda Maïa, stupéfaite de tant de naïveté.
— Elles ont qu’à se battre pour l’avoir, comme moi. Y a que comme ça que c’est juste. Lysos était sage, conclut-elle avec ferveur en traçant le cercle rituel sur sa poitrine.
Mouais. C’était une vision, une interprétation des textes qui justifiait commodément l’état des choses, se dit Maïa.
La conversation ne reprit pas. De temps en temps, Baltha consultait sa boussole et rectifiait leur cap. Ou bien elle se dressait sur ses étriers et balayait l’horizon avec sa longue-vue, pour voir si on les poursuivait. Mais il n’y avait que des arbustes aux branches noueuses qui évoquaient des femmes pétrifiées après avoir regardé l’Homme-Méduse de la légende.
Elles s’arrêtèrent au crépuscule pour se dérouiller les jambes et manger un morceau. Maïa s’attendait à ce qu’on leur fit monter le camp, mais ce n’était apparemment pas prévu. « On ne me dit jamais rien », soupira-t-elle intérieurement. Enfin, au moins Renna avait-il l’air aussi las et ignorant qu’elle.
Deux heures après la tombée de la nuit, alors que le petit point argenté d’Aglaé montait dans la constellation de la Louche, Baltha retint brusquement sa monture et leur fit signe de se taire. Elle scruta les ténèbres et imita un cri d’oiseau.
Plusieurs secondes passèrent. Un, puis deux ululements lui répondirent. Une lanterne révéla, à quelques centaines de mètres de là, une grosse forme vague entourée d’ombres mouvantes. Ils s’en approchèrent. L’objet émettait un faible sifflement, il se tenait sur deux lignes droites qui venaient de l’horizon, sur la gauche, et filaient sans dévier d’un pouce vers la droite. Maïa reconnut tout à coup une petite machine d’entretien du chemin de fer solaire, entourée de chevaux à l’attache et de femmes qui chuchotaient entre elles.
Baltha partit au galop rejoindre ses amies. Des cris de joie l’accueillirent. Thalla et Kiel étreignirent Kau. Renna aida Maïa à mettre pied à terre. Elle était moulue. Ils menèrent leurs bêtes de l’autre côté de la machine et remirent les rênes à une femme aux épaules carrées qui portait la livrée du clan Musseli. Une des Musselies donna à Renna un paquet contenant l’uniforme d’une guilde ferroviaire masculine.
Les Musselies n’étaient donc pas en cheville avec les Perkinistes du coin. Ça se comprenait, certains hommes des guildes étant leurs propres frères ou leurs fils. « Je me demande à quoi la vie peut bien ressembler dans un clan comme ça. Ça doit être curieux de connaître si bien certains hommes. »
Alors, comme ça, ces femmes allaient emmener Renna à cap Grange par le train. S’il n’y avait pas de barrages, ils y seraient dès le lendemain midi. Thalla, Kiel et les autres toucheraient leur récompense avant le dîner. Maïa se dit qu’elles accorderaient peut-être un repas et un lit à leur pucelle de mascotte avant de la remettre sur le bord du chemin.
Renna pressa affectueusement les épaules de Maïa en souriant, mais intérieurement, elle commençait à se blinder en prévision d’un nouvel et pénible adieu.
Caria, la capitale, est construite sur treize collines, autour du delta de trois fleuves. Ses habitants l’appellent la cité d’Or à cause de ses toits de tuile jaune. Mais, du ciel, j’ai vu un spectacle qui justifie bien mieux ce nom : à l’aube et au crépuscule, ses murs de pierre cristalline renvoient les rayons du soleil vers l’espace, et leur luminosité est décrite sur les livres de bord de Cy comme un halo ambré. C’est une merveille, même pour qui a vu les baleines volantes paître les nuages de creill écumeux entre les métro-tours de Zaminine.
Caria est entourée de murailles qui marquent très efficacement la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, manifestement bâties dans un but défensif plutôt que décoratif. On les franchit par un majestueux portail de granit orné d’un bas-relief représentant Athéna Polias, l’antique protectrice et principale Fondatrice de cette colonie. Hélas, le sculpteur n’a pas réussi à rendre le sourire sarcastique que j’ai découvert à l’étude des archives de Lysos, celui du professeur de Florentine qui philosophait sur les choses qu’elle mettrait plus tard en pratique. Nous passâmes sous le caducée d’Athéna, dont les serpents entrelacés figurent une hélice d’ADN, et notre escorte s’éloigna discrètement. Sans être un secret d’État, la nouvelle de mon atterrissage n’avait pas fait l’objet d’un grand battage médiatique. Il en va souvent ainsi sur les mondes à vocation pastorale. Les émissions soigneusement censurées du Conseil présentaient cette reprise de contact avec le Phylum comme un événement mineur et même vaguement menaçant.
Ce n’est pas en écoutant la radio que j’apprendrai ce que pense la femme de la rue, et je me demande si j’aurai jamais l’occasion de le savoir.
Quand j’imaginais la vie sur un monde de clones, je ne pouvais m’empêcher de voir des multitudes de visages identiques, de bipèdes semblables marchant au pas, l’œil vide, sans mot dire. Une caricature de ruche, ou de fourmilière humaine.