— L’coin nous manquera, c’est sûr, fit le capitaine Ran en reposant bruyamment sa chope sur la table. Sont gentilles, les filles, ici. À la saison chaude, c’est pas les poulettes d’la haute qui nous paieraient un coup à boire, et j’parle pas d’un bon coup de roulis. Mais ici, on a tout c’qui nous faut.
Maïa le croyait volontiers. La moitié de ces Bizmishes portaient manifestement de futurs enfants d’été. Ses narines se dilatèrent de dégoût. Comment ce pauvre clan pourrait-il nourrir, vêtir, éduquer tous ces vars ? La plupart seraient probablement supprimés, peut-être abandonnés dans la toundra… « aux mains de Lysos » – au mépris de la Loi, mais quelle Loi avait plus de poids que la survie du clan ?
D’un autre côté, beaucoup de grossesses d’été avortaient spontanément, par suite de malformations génétiques. Tel était du moins ce que leur avait expliqué la Savante Judeth :
— Les clones sont pour ainsi dire des modèles éprouvés alors que chaque estivien est une expérience nouvelle. Et d’innombrables expériences ratent.
N’empêche qu’il naissait de plus en plus de vars. Les bas quartiers étaient pleins d’« expériences » comme Maïa et Leie.
— C’est pour ça qu’on va pas loin, ce coup-ci, disait le capitaine Pegyul, plus mince, un peu plus âgé et sans doute plus futé que son compagnon. On emmène d’l’anthracite à Queg, Lanargh, cap Grange et Gremlin. On est p’t’êt pas une grande guilde fortunée, mais on a d’l’honneur. Les Bizmishes veulent qu’on s’arrête en revenant, à la mi-hiver, et on l’fera, vu qu’elles ont été gentilles avec nous quand y f’sait chaud !
Les hommes avaient tendance à faire du sentiment avec les femmes qui portaient leurs enfants – des rejetons qui avaient la moitié de leurs gènes. Et d’ici là, ces idiots remarqueraient-ils seulement que peu de ces bébés étaient nés ?
— Gremlin, ça nous irait très bien, acquiesça Leie.
C’était au sud et non à l’ouest, comme prévu, mais elles pourraient rectifier la trajectoire par la suite et elles arriveraient mieux préparées à l’archipel d’Oscco.
— Hon-hon, fit le plus jeune en frottant sa joue hirsute. Du moment qu’vous obéissez aux ordres.
— On travaillera dur, comptez sur nous, capitaine.
— J’espère qu’vous avez appris tout c’qu’y faut dans vot’clan : l’combat au bâton, par exemple ?
Maïa était sûre que Leie avait aussi remarqué l’air faussement désinvolte du marin. Comme s’il avait posé une question sur la couture, la maréchalerie ou tout autre technique.
— Nous savons tout faire, capitaine. Celui de vous deux qui nous prendra à son bord ne le regrettera pas.
Les deux marins se regardèrent.
— Euh, c’est avec nous deux qu’vous partez, annonça le plus petit en se penchant.
— Comment ça ? fit Leie en clignant des yeux.
— Voilà, reprit le grand. Vous êtes jumelles. C’est sympa, mais à chaque escale, y a des filles de grandes familles qu’ont réservé l’passage d’un port à l’autre sur nos bateaux. Si elles vous voient en train d’briquer l’pont et d’faire des sales boulots, elles risquent de se faire des idées…
Maïa et Leie échangèrent un coup d’œil. Elles avaient prévu de profiter de leur ressemblance pour se faire passer pour des clones ; pas que ça pourrait être un inconvénient.
— Ça ne nous dit trop rien de nous séparer, répondit Leie. Je pourrais me teindre les cheveux…
— Vos vaisseaux voyagent bien de conserve ? coupa Maïa. Nous ne serions donc pas séparées très longtemps. Et puis nous serions recommandées par deux capitaines au lieu d’un seul. Écoute, Leie, ça ne me plaît pas plus qu’à toi, mais tâchons de voir le côté positif des choses : nous doublerons notre expérience pour le même prix, et puis nous ne pourrons pas être toujours ensemble. Autant nous y préparer.
L’étonnement de sa sœur lui en dit long sur leur relation et lui fit vaguement Plaisir : d’abord elle n’avait pas souvent l’occasion de la surprendre, ensuite elle n’était pas mécontente d’échapper un moment à son emprise. « Elle ne s’attendait pas à ce que j’accepte si facilement la séparation. Eh bien, ça ne nous fera pas de mal à toutes les deux. »
— Allons, ce n’est pas si grave, décréta Leie pour dissimuler sa déconvenue.
À cet instant, un éclair blanchit leurs visages, projetant des ombres sur les murs. Une fusée monta du port, traça une parabole dans le ciel puis explosa, illuminant les quais et les forteresses claniques de mosaïque noire et blanche. Les ombres tournoyèrent autour des piétons pétrifiés par ce brutal flamboiement, tandis qu’un grondement sourd gravissait toutes les notes de la gamme et balafrait la nuit de son ululement.
Maïa et Leie se levèrent, imitées par les deux capitaines. Pour l’avoir entendue une fois, elles avaient reconnu la sirène de Port Sanger qui battait le rappel de la milice et prévenait les citoyens de se tenir sur le pied de guerre.
Quelles devraient être nos exigences pour une nouvelle race humaine ? De quoi rêvons-nous pour nos descendants ?
D’une longue et heureuse existence ?
Fort bien. Mais en dépit des miracles techniques dont nous sommes capables, cette simple requête risque de se révéler irréalisable. Darwin et Malthus ont jadis mis le doigt sur le paradoxe fondamental de la vie : toutes les espèces sont mues par des pulsions qui les portent à se reproduire à outrance. Elles peupleraient l’Éden même au point d’en faire un enfer.
La Nature, dans son infinie sagesse, avait prévu des systèmes de régulation de la vie. Les prédateurs, les parasites et les aléas de l’existence palliaient automatiquement les excès. Les survivants de chaque génération obtenaient une récompense : le droit de refaire un tour.
Puis vint l’humanité. Elle extermina les carnivores qui la chassaient et combattit les maladies. Animées d’une ferveur morale toujours croissante, les sociétés jurèrent de supprimer la compétition sauvage et de garantir à tous le « droit de vivre et de prospérer ».
Nous voyons, avec le recul, quelles terribles erreurs nous avons commises avec les meilleures intentions du monde sur notre pauvre Terre Mère. Privée de freins naturels, la population de nos ancêtres l’a submergée. Mais le seul choix qui s’offre à nous est-il d’en revenir à la Loi de la jungle ? Et le pourrions-nous, même si nous le voulions ?
L’intelligence est lâchée sur la galaxie. Le pouvoir est entre nos mains, pour le meilleur ou pour le pire. Nous pouvons modifier les Lois de la Nature, si nous en avons l’audace, mais nous ne pouvons ignorer ses leçons.
Chapitre II
Une âcre odeur de fumée. Une brume grisâtre montant de madriers calcinés. Des pavillons de détresse flottant à l’artimon noirci d’un bâtiment avarié voguant cahin-caha vers un havre, tout cela attisé par la nuit, et par Durga, la lune, qui faisait brasiller les eaux de Port Sanger.
Sous les projecteurs de la forteresse, un cargo gagnait péniblement le port, aidé par le navire qui l’avait arraisonné. La moitié de la ville était là, y compris les milices de tous les grands clans, leurs filles bardées de cuir, armées de piques treppes. Des officières plus âgées en cuirasse d’acier hurlaient des ordres à des descendantes et des nièces identiques à elles. Le contingent de Lamatie arriva au pas de gymnastique, arborant des casques ornés de plumes de gaeo, et se déploya rapidement le long de l’entrepôt familial avant d’envoyer un détachement aider à la défense de la ville elle-même.