Maïa et Leie n’avaient pas été à pareille fête depuis leur troisième anniversaire. Les commandantes des compagnies claniques, elles, étaient moins ravies du remue-ménage qu’avait déclenché une guetteuse un peu trop nerveuse en appuyant sur le mauvais bouton, lâchant ainsi des fusées dans la paisible nuit d’automne quand quelques coups de sirène auraient suffi. Et une capitaine Jounine fort confuse passa une demi-heure à faire des excuses à des officières d’autant plus grognonnes qu’elles étaient boudinées dans des armures prévues pour des versions plus jeunes et plus minces d’elles-mêmes.
Pendant ce temps, on envoyait des lignes au Prosper et on balançait des seaux d’eau sur les braises de l’incendie qui avait failli l’envoyer par le fond. Des cordages calcinés et des grappins ennemis festonnaient le gréement.
Le combat a dû être rude, se dit Maïa.
Leie scrutait le petit bateau haletant qui remorquait le Prosper, puis le navire corsaire.
— La Calamité ! ironisa-t-elle. Les pirates espéraient probablement que ce nom frapperait leurs victimes de terreur. Je parie qu’elles vont en changer après, ce coup-ci.
Maïa n’avait pas le don de sa sœur de passer instantanément de la surexcitation au simple intérêt. Un instant auparavant, la ville se préparait à une attaque. Il lui faudrait un moment pour se faire à l’idée que toute cette panique n’était qu’une simple affaire de piraterie quasi légale.
— Elles n’ont pas l’air heureuses, tes pirates, observa-t-elle en regardant les femmes à l’air coriace, la tête ceinte de bandanas rouges, massées à l’avant de la Calamité.
Leur cheffe discutait âprement avec une officière de la Guardia. Une scène similaire se déroulait à la proue du Prosper, où des femmes aux riches atours noirs de suie montraient l’autre navire en récriminant. Quand les vaisseaux furent amarrés, le capitaine du Prosper fit le tour du bâtiment arraisonné. Il fut bientôt rejoint par le commandant de la Calamité qui lui tendit la main avec commisération.
Pendant que Leie allait écouter les rumeurs qui circulaient sur le quai, Maïa tenta d’imaginer les circonstances de l’accident. Un fanal avait dû se briser, mettant le feu au navire alors que les pirates et les propriétaires de la cargaison se battaient, après quoi les équipages masculins avaient déclaré une trêve et conjugué leurs efforts pour sauver le bateau. Apparemment, ils l’avaient échappé belle tout de même.
Il y avait relativement peu de pirates sur la mer de Parthéno, si près de Port Sanger et de ses puissants clans. Mais ce n’était pas le seul élément curieux de l’affaire.
Quelle idée d’écumer les mers si tôt dans l’automne, se dit Maïa. Avec la fin des tempêtes et la reprise du trafic, c’était tentant, mais en cette saison, les mâles étaient encore pleins d’hormones. Elle se demanda ce qui avait pu pousser ces jeunes pirates vars à prendre de tels risques.
Une fois, Maïa avait assisté au combat de deux chevaux-baudriers entiers. La leçon de ce déchaînement de violence était évidente. Les feuilles à scandale perkinistes répandaient des histoires d’épouvante où les humeurs masculines s’embrasaient, faisant resurgir des instincts remontant à l’époque animale terrienne. « Prends garde, femme, disait un poème souvent cité par les Perkies. Car un homme qui se bat peut tuer…»
Ce à quoi Maïa ajoutait en son for intérieur : « Surtout si son précieux bateau est en danger. »
La milice escorta les pirates et les passagères du Prosper vers la forteresse où commencerait un long et lent processus de jugement. Maïa surprit le cri de la cheffe des pirates :
— Elles ont mis le feu exprès parce qu’on allait gagner !
La porte-parole des armatrices, une clone du riche clan Vunerri, se récria avec véhémence. Si le fait était avéré, elle risquait plus que la perte de sa cargaison : une amende, la réparation du Prosper et le boycott de sa famille par les guildes maritimes. En de telles occasions, la hiérarchie normale de Stratos s’inversait et l’on voyait les Mères de puissants clans implorer la clémence auprès d’hommes de rien.
Mais jamais auprès d’une var. Il faudrait une véritable révolution pour qu’on voie des estiviennes juger des clones.
La procession passa juste devant Maïa. Le combat avait fait pas mal de victimes. Des infirmières fermaient la marche, portant des civières. Un des corps était complètement recouvert.
« Les Perkies disent que les femmes sont moins sanguinaires », songea-t-elle. C’était aussi pour créer un monde plus paisible que Lysos et les Fondatrices étaient venues ici. « Je me demande ce qu’en penserait celle qui gît sous cette couverture. »
Leie revint, haletante, ajouter des détails au scénario que Maïa avait imaginé. Celle-ci l’écouta en ponctuant son compte rendu d’exclamations adéquates, mais les détails importaient peu. Ce qu’elle retenait, c’était l’expression de Jounine tandis que la commandante de la Guardia escortait tout le monde vers la forteresse. Sale temps pour la Sheldonne…
Tandis qu’elles gagnaient l’appontement où les cargos charbonniers, le Zeus et le Wotan, s’apprêtaient à larguer les amarres, Maïa jeta un coup d’œil à sa jumelle. Elle lui trouva soudain l’air bien jeune et bien désemparé. « Enfin, c’est l’époque où nous vivons, se dit Maïa. Nous avons intérêt à nous y faire. »
Les lunes n’avaient qu’un effet modeste sur les énormes océans de Stratos, mais la tradition voulait qu’on prît la mer avec la marée de Durga. Après toutes les émotions de la veille, le départ fut moins poignant que ne l’avait pensé Maïa. Pendant toutes ces années, elle avait imaginé la cascade d’émotions qui la submergerait en voyant rapetisser derrière elle les bâtiments de granit rose de Port Sanger et les forteresses claniques accrochées aux pentes, et en pensant que c’était peut-être la dernière fois qu’elle les contemplait.
Mais elle n’eut pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Officiers et boscos beuglèrent des ordres, et, comme les dix ou quinze autres vars qui complétaient le prix de leur traversée en participant à la manœuvre, elle se mit à tirer sur des aiguillettes et à fixer des écoutes trop tendues. Malgré le rigoureux entraînement que Lamatie imposait à ses estiviennes, elle avait du mal à garder la cadence.
D’autant que le soleil eut vite chassé le froid mordant de l’aube. Les vêtements de cuir tombèrent, et Maïa se retrouva bientôt en pagne et bustier. Son corps luisait de sueur, mais elle préférait devoir s’éponger plutôt que de geler.
Quand elle put enfin regarder en arrière, le brouillard engloutissait les jetées de Port Sanger et l’antique forteresse juchée sur la falaise sud. De l’autre côté de la baie, la flèche du phare-sanctuaire resta un moment visible, tel un mystérieux obélisque gris, puis elle se fondit à son tour dans la grisaille, et le petit monde de Maïa se réduisit à quelques planches et des cordages égarés au milieu d’une immensité mouvante piquetée de blocs de glace.
Pendant des heures, lui sembla-t-il, elle courut tirer sur des cordes rugueuses, leur donner du jeu et les rattacher. Elle eut bientôt les mains à vif et les épaules en feu, puis elle apprit quelques trucs, comme de ne pas essayer de retenir un câble qui ondulait comme un serpent, au risque d’aller s’écraser contre une cloison ou de passer par-dessus bord, mais à faire une boucle autour d’une pièce de bois et à laisser ce fichu cordage se bloquer sous sa propre tension.