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Elle se pencha pour poser sur le front de sa fille un baiser rapide mais qui permit tout de même à Mélanie de constater qu’elle avait changé de parfum. Sans doute était-ce ce « Duchesse de Parme » dont elle avait parlé ?

— À bientôt ! Soigne-toi et fais très attention…

— À quoi ?

— Mais… je ne sais pas moi ! Je veux dire cesse de  commettre des imprudences !… En vérité, tu es bien grincheuse ce matin. C’est tout ce que tu trouves à me dire ?

— Bon voyage, Mère ! Amusez-vous bien.

Albine disparut tel un nuage blanc, mais en réalité elle était déjà partie depuis un moment et regrettait certainement d’avoir fait un détour par la chambre de sa fille. Avec agacement, celle-ci sentit sa gorge se serrer : elle n’allait tout de même pas se mettre à pleurer comme un petit enfant ? De toute façon, ce ne pouvait être parce qu’on la délaissait ? Madame Desprez-Martel était la mère la moins attentive du monde. Elle vouait à sa fille une sorte d’indifférence aimable qui ne gênait pas celle-ci du vivant de son père mais dont, à présent, il lui arrivait tout de même de souffrir.

En effet, comme beaucoup d’enfants de la haute société, elle était passée des bras de sa nourrice aux mains sèches d’une « nannie » écossaise dont elle gardait un souvenir à carreaux gris et bruns sommés, d’un haut col glacé. Mélanie n’eut d’elle aucune tendresse mais lui fut redevable d’une santé de fer construite à coups d’exercices physiques et de bains froids. Chose curieuse, c’était Cher Grand-Papa qui avait mis fin au règne quasi Spartiate de miss Mac Donald en déclarant un jour qu’il entendait voir sa petite-fille élevée comme il convenait à une porteuse de jupons et non à un Highlander. L’Écossaise disparut donc et fut remplacée – Mélanie avait alors douze ans – par Fräulein qui était un peu plus romantique peut-être mais à peine moins austère. Avec elle, la fillette apprit l’allemand et fit la connaissance de Goethe, de Beethoven, de Bach et de Richard Wagner. En cas de notes satisfaisantes, Fräulein l’emmenait au concert chez M. Colonne. C’étaient, avec l’Opéra et la Comédie-Française, les suprêmes récompenses jusqu’à ce que l’Opéra fut rayé du programme à la suite du scandale Sigurd. Mélanie n’avait rien regretté, préférant de beaucoup les matinées classiques au Théâtre-Français où l’on retrouvait ce Molière si amusant et où les ouvreuses coiffées de rubans vendaient à l’entracte des petits chocolats glacés tout à fait délicieux pour lesquels Fräulein montrait autant de goût que son élève.

Jusqu’à l’arrivée du puzzle, ces chocolats étaient bien le seul lien qui unissait celle-ci à sa gouvernante, mais à présent une sorte de petit miracle venait de se produire et il y avait, entre elles, quelque chose qui ressemblait un peu à de la complicité. Et si Mélanie réussit à ne pas pleurer, ce matin-là, c’est parce que Fräulein pénétra dans sa chambre dès le départ de sa mère en déclarant gaiement qu’il faisait un temps superbe et que ce serait sûrement très agréable d’aller déjeuner à Saint-Malo.

Distraite de son chagrin, Mélanie la regarda avec étonnement, se demandant si le départ de sa mère était pour quelque chose dans cette soudaine gaieté. Ou bien était-ce du soulagement ? Elle n’avait jamais vu Fräulein aussi expansive.

— Vous êtes gentille, lui dit-elle en allemand parce qu’elle savait combien cette exilée volontaire aimait parler sa langue natale. M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis que l’envie m’en est passée ? Et puis la maison a son compte de déménagement pour aujourd’hui. Avec cette jambe je vous causerais plus de souci que de plaisir.

— Nous pouvons emmener un serviteur pour vous porter ?

— Encore du tintouin ? comme dit Rosa. Et nous ne serions pas vraiment libres. Autant rester ici. Nous pourrions déjeuner au jardin… et puis nous avons notre puzzle.

— Dieu soit loué ! soupira Fräulein en riant. Voilà que vous devenez raisonnable ! Il me semble que vous êtes en train de vous changer en une vraie jeune fille !

— C’est mon vœu le plus cher, soupira Mélanie. Néanmoins, je ne suis pas certaine que ma mère me le permette.

— Il faudra bien qu’elle s’y résigne un jour…

— Vous croyez ?... Oh, s’il vous plaît, voulez-vous demander à Paulin de monter ?

Le majordome apparut un instant plus tard en tenue du matin : gilet rayé jaune et noir sur un pantalon noir. Il se tenait raide et arborait cette mine offensée que lui inspirait chacun de ses contacts avec Fräulein à laquelle il ne pardonnait pas la défaite française de 1870 et moins encore la proclamation de l’empire allemand dans la galerie des Glaces du palais de Versailles. Pour cet ancien combattant de Sedan, tout natif d’outre-Rhin ne pouvait être, qu’un suppôt de Bismarck même si, depuis quatre ans, le Chancelier de Fer avait rejoint le dieu Wotan dans son Walhalla guerrier. Mélanie savait cela et s’en amusait, ne manquant pas une occasion d’envoyer Fräulein dire un mot ou deux à Paulin. D’un ton pincé, celui-ci demanda :

— Que désire Mademoiselle Mélanie ?

— Savoir ce qui va se passer ici. Ma mère m’a dit qu’elle avait laissé ses instructions pour ranger la maison pour l’hiver et de faire en sorte que tout soit prêt lorsqu’elle reviendra afin que nous gagnions Paris sans perdre de temps ?…

— En effet.

— Autrement dit, vous allez ordonner le grand ménage, mettre des housses sur les meubles et emballer les lustres ? Et moi je vais devoir vivre enfermée dans ma chambre ou me morfondre au jardin… même s’il pleut ?

— Je laisserai à Mademoiselle la véranda. Ses meubles en rotin demandent moins de soin que les autres…

— Eh bien, ça va être gai ! claironna du seuil une vigoureuse voix féminine. Si Madame en a pour quinze jours, cette pauvre petite va mourir d’ennui !

Rosa, la cuisinière dont le châle couvrait les escapades nocturnes de Mélanie, fit une entrée majestueuse en brandissant d’une main un panier contenant un superbe homard qu’elle vint mettre sous le nez de la jeune fille :

— Regardez ça, mon p’tit chou ! le père Gloaguen vient de l’apporter tout exprès pour vous !

— Pour moi ?

— Eh oui ! Il a vu Madame partir avec des malles, alors il a sauté dans sa charrette pour que vous ayez un bon déjeuner. Comment voulez-vous que j’vous l’accommode ?

— À la mayonnaise mais encore un tout petit peu tiède, décida Mélanie dont les yeux s’étaient remis à briller car elle était gourmande. Merci beaucoup, Rosa, et si vous revoyez le père Gloaguen, dites-lui que je serais contente qu’il me fasse une petite visite !

Mais il était écrit que Paulin aurait des ennuis avec ses housses et que Mélanie ne mangerait pas son homard en la seule compagnie de Fräulein. Toutes deux lisaient au jardin au son du « grand ménage » dont les bruits leur parvenaient par les fenêtres ouvertes quand, vers midi, le jeune Conan – jardinier en herbe de son état et, à l’occasion, fournisseur de clefs clandestines – accourut visiblement très ému ; négligeant les formules de politesse, il lâcha tout à trac :

— L’Askja ! Il est dans la baie !

— Le bateau de mon grand-père ? Tu rêves, Conan ?

— J’en sais peut-être pas autant qu’vous sur bien des choses mais pour c’qui est des bateaux, j’me trompe jamais ! Et puis celui-là, avec sa coque noire et ses voiles rouges, j’le reconnaîtrais dans l’brouillard et par une nuit sans lune ! J’vous dis qu’c’est lui !