Mélanie et Fräulein se regardèrent stupéfaites. À pareille époque Cher Grand-Papa voguait encore quelque part du côté de l’Islande – le nom de sa goélette était celui d’un volcan de là-bas – ou cabotait dans les fjords de Norvège car il ne rentrait jamais à Paris avant le mois d’octobre. En outre, son port d’attache était Saint-Servan et il ne mêlait jamais son coureur d’océans aux élégants navires de plaisance, voués presque exclusivement aux régates et à la traversée de la Manche dans les deux sens, qui jetaient l’ancre dans l’anse de Dinard. Que pouvait-il venir faire ?
— Aidez-moi tous les deux à aller jusqu’à la terrasse du salon ! demanda Mélanie. Il faut que je voie ça !
Flottant entre deux poignes vigoureuses plutôt que marchant, elle se retrouva bientôt devant la balustrade de pierre où elle s’accouda pour constater que Conan n’avait pas la berlue et que le doute n’était pas possible. Aucun autre bateau n’avait cette proue aiguë, effilée et encore allongée par son long beaupré, ni ces voiles auriques rouges que les marins achevaient de ferler. Amoureux passionné du grand large, Timothée Desprez-Martel – Cher Grand-Papa – l’avait fait construire huit ans plus tôt en Amérique, au chantier naval de Boothbay dans le Maine. C’était tout juste après la mort de Chère Bonne-Maman et, depuis, lorsqu’il ne se trouvait pas à sa table de travail ou à la Bourse, il était à la barre. L’Askja portait un équipage de treize hommes qui, avec lui, en comptait quatorze, et jamais aucun membre de sa famille n’avait été invité à monter à bord. La goélette était sa folie, sa danseuse en quelque sorte, et il ne voulait la partager avec personne. Quand il venait pour s’embarquer ou quand il rentrait à Saint-Servan, il ne montait jamais à la villa « Morgane » bien qu’elle fût à peu près vide à ces moments-là. Il descendait à l’Hôtel de France et Chateaubriand – toujours lui ! – où il avait ses habitudes. Mélanie le savait et pensa qu’au fond Conan avait eu tort de croire apporter une nouvelle sensationnelle car on ne verrait pas plus Cher Grand-Papa aujourd’hui que d’habitude.
Néanmoins, dix minutes plus tard, il était là, planté les jambes écartées au milieu du salon, sa casquette de drap à visière cirée en bataille sur ses cheveux bicolores, les mains au fond des poches de sa vareuse et posant sur choses et gens un regard menaçant :
— Qu’est-ce que c’est que ce chantier ? Vous mettez déjà la maison en hivernage ? Nous ne sommes pourtant pas le 15 septembre ?
— En effet, remarqua Paulin avec une onction pleine de révérence, mais ce n’en sont pas moins les ordres de Madame.
— Elle est déjà repartie pour Paris ? C’est impossible !
— Moi, je suis là, Cher Grand-Papa ! dit Mélanie qui, toujours étayée par ses deux soutiens, effectuait son entrée au salon.
Desprez-Martel contempla un instant l’équipage comme s’il n’y croyait pas. Son regard vif fila vers le pied bandé de sa petite-fille.
— Tu as eu un accident ?
— Une entorse, ce n’est pas bien grave mais c’est ennuyeux. Le docteur dit que je ne pourrai vraiment marcher que dans quelques jours.
— Tu t’es fait ça comment ? Et d’abord où est ta mère ?
Paulin crut bon d’intervenir pensant, sans doute, qu’il saurait présenter la nouvelle avec plus de diplomatie que la « sauvageonne », comme on appelait Mélanie lorsque les oreilles de Rosa ne traînaient pas dans le coin.
— Si Monsieur était arrivé il y a seulement deux heures, il aurait rencontré Madame. Elle vient juste de partir…
— En laissant sa fille seule ici ? Qu’elle soit partie depuis deux heures ou depuis trois jours, c’est la même chose. Et je vous conseille de vous mêler de vos affaires : c’est à ma petite-fille que j’ai posé une question.
Paulin parut se rétrécir à la façon d’un bernard-l’ermite rentrant dans sa coquille, ce qui fit sourire Mélanie :
— Je ne suis pas seule, Grand-Papa, puisque Fräulein est avec moi…
— Si grand que soit son dévouement, elle n’est pas ta mère et je veux savoir où est ma belle-fille ?
— Quelque part au large de Saint-Cast, je pense. Elle est partie pour Biarritz avec des amis…
— Elle navigue encore ? Cela devient une manie. Avec qui ?
Le ton rugueux n’avait rien d’encourageant. Néanmoins il n’impressionna pas Mélanie pour qui l’arrivée de Cher Grand-Papa à un moment où elle se sentait l’âme de Brünehilde, la Walkyrie fille du vent, abandonnée par Siegfried pour la main princière mais nettement plus bourgeoise de Kriemhilde, ne représentait guère qu’un ennui de plus.
— Elle m’a dit qu’elle partait sur le bateau de lord Clarendon pour aller danser à Biarritz au profit des pauvres gens de la Martinique !
— Un bal pour les sinistrés de la montagne Pelée ? Cela ne tient pas debout ! Il y a trois mois que Biarritz et le marquis d’Arcangues ont donné une grande fête dans cette intention charitable. Alors, je répète : avec qui est-elle ? Est-ce Percy Swinburne ?
— Je ne crois pas. C’est avec lui qu’elle est allée, il y a quelques jours, à Jersey pour une réception chez le Gouverneur en l’honneur du Couronnement. Maintenait, est-ce que Sir Percy est du voyage, je n’en sais rien. Mère m’a dit qu’il y aurait une vingtaine de personnes sur le yacht… Ne m’en demandez pas plus, Cher Grand-Papa ! On ne me fait guère de confidences…
— Ouais ! Il va falloir que je tire cela au clair. Vous, Paulin, au lieu de me regarder avec des yeux ronds, veillez donc à me faire préparer une chambre et voyez à la cuisine s’il est possible de me nourrir.
— C’est sûrement possible, Cher Grand-Papa, commença Mélanie qui allait parler du homard quand le vieil homme l’interrompit :
— Tu ne peux pas m’appeler Grand-père comme tout le monde ?
— C’est que… oh, après tout, moi je veux bien ! On m’a toujours dit…
— Oublie un peu ce qu’on t’a toujours dit ! Je vais aller voir Rosa à la cuisine : il y a plus de jugeote dans son petit doigt que dans la cervelle de tous les gens de cette maison. Et vous, le majordome, je ne veux pas voir la moindre housse dans la salle à manger ni dans le salon. À tout à l’heure, petite !
Et il disparut comme un ouragan d’été dans l’escalier qui descendait à la cuisine et aux offices, laissant Mélanie complètement désorientée et très malheureuse une fois de plus. Est-ce que sa mère lui aurait menti et, en ce cas, où donc allait-elle en compagnie du trop séduisant marquis ? Une autre surprise de taille résidait dans les relations qui semblaient exister entre son grand-père et la cuisinière : il avait l’air de la connaître intimement… Ce fut Fräulein qui mit fin à cette espèce de déroute intellectuelle en disant d’un ton paisible :
— Fenez ! Fous defez fous brébarer bour le técheuner et fous lafer les mains !
Mélanie lui dédia un regard consterné :
— Je vous en prie, quand nous sommes seules, parlons allemand ! Je n’arrive pas à vous prendre au sérieux quand vous parlez français.
— Et vous avez envie de me prendre au sérieux ?
— Pas à ce point-là mais c’est vrai, j’en ai envie. Depuis hier exactement…
Une demi-heure plus tard, Mélanie, son grand-père et sa gouvernante s’attablaient, sur la terrasse et sous l’abri d’un parasol, devant un véritable festin. Outre le homard qui brillait dans toute son écarlate splendeur, il y avait des crevettes fraîchement cuites et des moules marinières accompagnées d’épaisses tranches de pain bis couvertes de beurre salé, toutes choses qui ne paraissaient jamais sur la table d’Albine hantée par la peur de grossir. Vinrent ensuite des côtelettes d’agneau grillées juste à point avec des pommes de terre sautées, des fromages et une pile de crêpes à la confiture qui firent la joie de Mélanie. Elle dévora sans s’apercevoir que le vieil homme, après avoir consacré un grand moment à la satisfaction d’un appétit connu dans toute la famille, ralentissait la cadence pour l’observer à travers la fumée du cigare qu’il venait d’allumer après avoir demandé à Fräulein si l’odeur du tabac ne l’incommodait pas :